Toutes les agences sanitaires du monde, que ce soit Santé Canada, la Food and Drug Administration (FDA) aux États-Unis ou l’Agence de sécurité des aliments (EFSA) en Europe fonctionnent essentiellement de la même manière. Dans un premier temps, elles établissent une « dose journalière acceptable » (DJA), qui est la quantité maximale d’un pesticide X qu’une personne peut ingérer chaque jour pendant toute sa vie sans subir d’effets graves.
Puis elles fixent une limite de résidus dudit pesticide que les aliments peuvent contenir pour ne pas dépasser la DJA — et non, elles ne le font pas pour une seule portion de fruits/légumes, mais tiennent compte de la diète complète en plus du fait que certaines clientèles peuvent être plus vulnérables.
Le point de départ de tout cela est une notion appelée dose sans effet néfaste observable : c’est la quantité maximale du pesticide qui a été testée en laboratoire sans avoir provoqué d’effet néfaste.
Ces tests, qui consistent à intégrer différentes quantités du pesticide en question dans la nourriture, ne peuvent évidemment pas être faits sur des humains, pour des raisons éthiques manifestes. Ils doivent être faits sur des animaux, ce qui pose un petit problème puisque les différentes espèces — souvent des rats ou des souris, mais on recourt aussi à des chiens, des lapins, etc. — n’ont pas toutes la même sensibilité que les humains à ces produits.
Pour contourner cet écueil, les autorités sanitaires se donnent une marge de manœuvre : elles divisent la « dose sans effet adverse observable » chez les animaux par 10, pour tenir compte de la variabilité entre les espèces, puis de nouveau par 10 pour tenir compte des différences entre les individus au sein d’une même espèce. Donc la dose sans effet néfaste est divisée par 100, au total.
Les résultats finaux ne sont pas toujours identiques dans tous les pays parce que chaque agence choisit les études sur lesquelles elle fonde ses décisions, mais disons que ça se ressemble pas mal.
Par exemple, en 2015 quand Santé Canada a révisé sa position sur le glyphosate (qui est l’herbicide le plus utilisé dans le monde, et de loin), la décision fut basée sur des études qui ont donné du glyphosate à des rats pendant un peu plus de deux ans et qui ont observé des effets toxiques à partir d’environ 30 milligrammes de glyphosate par kilogramme de poids corporel (mg/kg p.c.). En divisant par 100, cela donne une DJA de 0,3 mg/kg p.c. pour les humains.
L’Union européenne, elle, a plutôt fondé ses critères sur une étude faite sur des chiens, qui a détecté des effets nocifs à partir de 53 mg/kg p.c., ce qui a donné une DJA de 0,5 mg/kg p.c. pour les humains. Aux États-Unis, la démarche fut légèrement différente et a débouché sur une DJA de 1 mg/kg p.c., mais le procédé est toujours le même dans l’ensemble : on part d’un seuil de toxicité observé chez l’animal, puis on divise par 100.
Par la suite, les autorités sanitaires mesurent (et/ou consultent des études qui le font) les traces de glyphosate qu’il y a sur une série d’aliments et, en estimant les quantités de chacun qui sont mangées par M. et Mme Tout-le-Monde, elles peuvent calculer la « dose » reçue dans une diète normale (y compris l’eau potable) et quelle limite imposer à quels aliments pour ne pas franchir la DJA.
Pour reprendre l’exemple du glyphosate, au Canada, le canola et ses produits dérivés ne peuvent pas en contenir plus de 20 parties par million (ppm) de glyphosate et de ses sous-produits, c’est 15 ppm pour l’avoine, 10 ppm pour le sucre de betterave, 5 ppm pour les pois et le blé, et ainsi de suite (voir p. 101-102 du document).
Pas parfait
Maintenant, est-ce que ce genre de système est parfait? Bien sûr que non. Des études ont montré par exemple que les limites de résidus peuvent être enfreintes — encore que c’est rare —, d’autres suggèrent que la méthodologie des autorités pourrait sous-estimer les quantités de glyphosate ingérées par la population, et c’est la même chose pour les autres pesticides et herbicides.
Il y a aussi la question de l’effet combiné de ces résidus : en principe, deux molécules peuvent avoir peu ou pas de toxicité lorsqu’elles sont testées séparément, mais agir en synergie et devenir plus nocives lorsqu’elles sont ensemble.
À cet égard, le fait que les avantages de manger bio ne soient pas clairs — certaines études ont trouvé que le bio réduit le risque de cancer, par exemple, mais d’autres ont conclu qu’il n’y a pas d’association — suggère que ça n’est pas un facteur très important, mais il y a quand même un certain nombre d’études parues récemment qui indiquent que les aliments bio auraient des bénéfices pour la santé. Ce sera à suivre.
Et c’est sans rien dire des enjeux environnementaux, mais c’est une autre question…
On verra si ces travaux finissent par convaincre une majorité de scientifiques de la nécessité de réformer les méthodologies actuelles de fond en comble.
Pour l’heure, et jusqu’à preuve du contraire, le résultat final de tout cela est un seuil, la DJA, qui fournit une large marge de sécurité (le facteur 100 dont il est question plus haut). Et c’est sans compter qu’on a de bonnes raisons de penser que l’immense majorité de la population ne s’approche même pas de la DJA.
Pour garder l’exemple du glyphosate, Santé Canada (voir p. 45) estime que la population en général n’est exposée qu’à environ 30 % de la dose journalière acceptable, et que le groupe qui s’en approche le plus, soit les enfants de 1-2 ans à cause de leur faible poids corporel, se situe à environ 70 %.
Cette conclusion est renforcée par plusieurs études ayant mesuré les concentrations de glyphosate directement dans l’urine des gens (au lieu d’estimer les doses indirectement, à partir des résidus sur les aliments et d’une diète « moyenne »).
La plupart ont conclu que l’exposition moyenne au glyphosate est très largement en dessous de la DJA — typiquement autour de 2 % de la DJA, pour tout dire, même si ici aussi, certains travaux suggèrent que cela pourrait être sous-estimé. Notons ici que les concentrations mesurées dans l’urine au Canada tombent pas mal dans les mêmes niveaux que ceux que ces études ont observés.
Bref, peut-être qu’un jour, des chercheurs amèneront une preuve convaincante que les résidus de glyphosate et/ou d’autres pesticides sur nos aliments atteignent des niveaux vraiment préoccupants. Mais d’ici là, ce qu’on a comme données indique que ce n’est pas le cas.
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