Je n’ai pas trouvé d’études qui auraient mesuré la force du lien entre la pensée conspirationniste et les habitudes de consommation d’eau : celle du robinet directement, ou refiltrée, ou en bouteilles ou même, cas encore plus extrême, directement tirée d’une source naturelle comme l’exemple que M. Couillard évoque ici. Mais il y a quand même des motifs raisonnables de croire que les deux peuvent être liés — c’est juste qu’il y a pas mal de nuances à faire, surtout quand on parle d’un seul individu.
De manière générale, bon nombre de travaux ont clairement établi que les croyances complotistes ont tendance à venir en «grappes», pour ainsi dire : le fait de croire à l’une augmente les chances de croire à une ou plusieurs autres théories du genre, même si elles n’ont absolument aucun apparent lien entre elles. Par exemple, une étude «classique» parue dans les années 1990 dans Political Psychology a trouvé que les gens qui croyaient que le VIH avait été mis au point secrètement dans un laboratoire par le gouvernement étaient proportionnellement plus nombreux que la moyenne à croire que le FBI était impliqué dans l’assassinat de Martin Luther King Jr. De même, d’autres travaux plus récents ont observé que le fait de croire que la conquête de la Lune était une supercherie accroissait les chances d’adhérer à toutes sortes de fausses théories sur les attentats du 11 septembre — comme «il y avait des explosifs préinstallés dans le World Trade Center», ou «le Pentagone n’a pas été frappé par un avion de ligne mais par un missile», etc.
Il faut faire attention, ici, parce que le fait de croire à l’une n’implique pas forcément d’adhérer à toutes les autres, ni même à plusieurs. Ainsi, si des recherches ont trouvé que l’hésitation vaccinale est corrélée avec le climatoscepticisme, le lien n’est pas toujours très fort dans toutes les études. Un article paru cette année dans Scientific Reports a mesuré que, chez les plus ardents supporteurs des vaccins anti-COVID, tout près de 60 % «alarmés» ou au moins «inquiétés» par les changements climatiques, alors chez ceux qui se méfiaient le plus des vaccins, cette proportion était de 48 % — donc moins, mais pas par une marge énorme non plus.
Il faut donc garder en tête qu’on parle ici d’écarts entre des moyennes, de degrés de croyance plutôt que d’adhésion totale ou nulle, et qu’il existe tout un monde de différences d’un individu à l’autre. Mais la tendance générale reste quand même clairement qu’une théorie de la conspiration vient rarement seule : si l’on prête foi à l’une, on croit souvent à plusieurs.
Et l’explication est très simple. Pour diverses raisons, certaines personnes sont juste prédisposées à voir des complots un peu n’importe où, et cela va teinter leur jugement et leur perception du monde entier, pas juste dans un dossier en particulier.
Ça peut être des traits cognitifs comme un recours accru à la pensée intuitive (se «fier à son instinct», à sa première impression) plutôt qu’à la pensée dite analytique (plus rigoureuse), les deux n’étant pas uniformément réparties chez tout le monde. Certains traits de personnalités peuvent aussi rendre plus vulnérables — plusieurs études ont par exemple trouvé que les narcissiques (gens qui ont une idée grandiose d’eux-mêmes, ou du moins qui le projettent) semblent plus attirés par les théories de la conspiration, que ce soit parce qu’ils ont mal à se corriger quand ils sont dans l’erreur ou que le fait d’avoir une opinion relativement rare leur donne l’impression d’être uniques et/ou supérieurs.
Mais il faut faire attention de ne pas psychiatriser le conspirationnisme. D’une part parce que ses tenants n’ont pas toujours complètement tort puisque, après tout, d’authentiques complots ont déjà eu lieu et qu’il y en aura toujours. Et d’autre part parce que ces idées-là sont quand même assez répandues : d’un pays à l’autre, divers sondages montrent qu’entre 20 et 40 % des adultes croient à une forme ou une autre de conspiration — et ce n’est pas vrai qu’on va considérer un tiers de nos concitoyens comme «malades mentaux» sur cette base, même si c’est malheureusement ce qu’un certain nombre de gens font sur les réseaux sociaux.
En outre, plusieurs facteurs importants qui poussent vers le conspirationnisme (ou en éloignent) n’ont rien de psychologiques, mais sont d’ordre plutôt sociologiques. Ainsi, les groupes marginalisés et le fait d’avoir été victime de discrimination sont associés à une croyance accrue dans certaines de ces théories, du moins celles qui ont un lien direct avec le groupe d’appartenance. De même, tout indique que l’instruction protège en partie contre ces croyances, même si l’effet est loin d’être absolu, on s’entend — après tout, il y a des gens très instruits dont la pensée est très complotiste.
Il est donc possible, oui, que le fait de croire à l’une ou l’autre théorie de la conspiration s’accompagne chez certaines personnes d’une méfiance à l’égard de l’eau du robinet, car celle-ci a elle aussi été l’objet de toutes sortes de théories plus ou moins fumeuses dans le passé. L’ajout de fluorure dans l’eau potable pour réduire la carie dentaire, par exemple, a été décrit comme une machination communiste visant à réduire la population des pays libres, comme une entourloupe de compagnies voulant se débarrasser de leurs déchets industriels, et ainsi de suite.
Un certain nombre d’études ont d’ailleurs constaté que la méfiance envers le gouvernement et/ou envers les compagnies d’utilité publique et que cette méfiance est justement plus répandue dans les groupes marginalisés.
Encore une fois, tout cela est un brin spéculatif puisque, comme je l’ai mentionné d’entrée de jeu, il semble ne pas exister d’étude qui se serait penchée spécifiquement sur le lien entre la pensée conspirationniste et les habitudes de consommation d’eau. Mais on peut dire pour l’instant que l’hypothèse n’est pas farfelue : elle «colle» avec pas mal tout ce qu’on connaît des deux.
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