ACCÈS AUX SOINS ENTRE LES RÉGIONS | «C’est de la foutaise au Québec»

Les CIUSSS et les CISSS cherchent à garder le contrôle sur leurs propres listes d’attente.

Les Québécois ont le droit de choisir l’hôpital où ils se feront soigner, même dans une autre région que celle où ils habitent. Si le délai d’attente pour un examen est plus court dans une région que dans une autre, ils devraient pouvoir s’y rendre. «Ce droit, c’est de la foutaise au Québec», dénonce Paul Brunet, président-directeur général du Conseil pour la protection des malades.


Assuré par la Loi sur les Services de santé et Services sociaux, ce droit prend tout son sens pour les patients confrontés à des longs délais dans leur région pour consulter un médecin spécialiste et pour subir un examen ou une chirurgie. «Nous ne sommes pas dans une situation d’équité régionale au Québec», mentionne Paul Brunet.

C’est que les CIUSSS et les CISSS cherchent beaucoup à garder le contrôle sur leurs propres listes d’attente. Chacun doit rendre des comptes au ministère de la Santé. «Les gestionnaires sont beaucoup en mode défensif. Mais ils doivent garder le focus sur les services qu’ils offrent aux patients», souligne le vice-président de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ), le Dr Sylvain Dion.

Ce n’est pas d’hier que les hôpitaux sont en mode «chacun chez soi», mais la situation s’est aggravée avec la pandémie et la pénurie de personnel.

Carole Cyr a été atteinte de deux cancers du sein.

À preuve, la Gatinoise Carole Cyr fait partie de ces patientes qui se sont vues refuser des soins dans un hôpital de Montréal qui n’avait pourtant pratiquement pas de liste d’attente pour la biopsie nécessaire à son diagnostic de cancer du sein, contrairement au CISSS de l’Outaouais.

Dans d’autres régions, il y a d’autres problèmes.

En Estrie, par exemple, un patient attend depuis près de 800 jours un rendez-vous en urologie. Au moment d’écrire ces lignes, Claude Ménard n’a toujours pas reçu l’appel tant attendu. Personne ne lui a proposé un rendez-vous dans une région où la liste d’attente pour voir un urologue est moins longue.

«C’est vraiment triste. À 59 ans, je me sens comme un vieux bonhomme qui n’a plus aucune valeur. Au lieu de travailler en amont avant que ce soit trop grave, notre système de santé attend que notre cas devienne urgent, et là c’est aux patients de vivre avec les conséquences», déplore M. Ménard.

Claude Ménard est en attente depuis plus de 800 jours pour voir un urologue.

Créativité et débrouillardise

Toutes les demandes d’examens et de consultations «hors CIUSSS» faites par des médecins de famille sont pratiquement toujours refusées, soulignent quatre médecins de famille de trois régions différentes interrogés par les Coops de l’information.

Il y a généralement deux exceptions: si un service n’est pas offert dans sa région, ou si la demande vient d’un médecin spécialiste vers un centre hospitalier plus spécialisé. Découragés, les patients sont forcés de faire preuve de créativité pour trouver un accès à un médecin ou à un service, par exemple en téléphonant directement dans les hôpitaux pour tenter de faire valoir leur cas.

L’être humain arrive ainsi à déjouer quelques-uns des pièges de la bureaucratie.

«Il y a quelque temps, un patient de Maniwaki, en Outaouais, s’est fait dire qu’il serait en attente pendant deux ans pour sa chirurgie. Il a appelé directement la secrétaire du chirurgien qui lui a dit que ça n’avait pas de sens, et que le médecin le verrait le lendemain matin à 8h.»

—  Paul Brunet, président-directeur général du Conseil pour la protection des malades

Mais parfois, les personnes au bout du fil font exactement le contraire, pour toutes sortes de raisons.

Un médecin estrien a récemment déposé une demande de consultation en orthopédie au CIUSSS de l’Estrie-CHUS pour un patient qui habite au Centre-du-Québec. La demande a été refusée, prétextant qu’il fallait l’envoyer au CIUSSS Mauricie-Centre-du-Québec qui, à son tour, a renvoyé la balle vers l’Estrie!

Selon les médecins, les CIUSSS se renvoient parfois la balle pour la prise en charge des patients.

«Le problème dans tout ça, c’est qu’il se passe un mois entre chaque communication. Donc pendant ce temps-là, le patient ne commence même pas son attente», déplore le Dr François Roy.

«C’est un exemple de bureaucratie, de chacun chez soi, où le service aurait dû être donné dans le centre le plus près d’où vit le patient», souligne le Dr Sylvain Dion, de la FMOQ.

Des heures au téléphone

Les médecins apprennent à développer des astuces pour aider leurs patients à naviguer dans ce système embourbé. «Il faut bien documenter la demande de référence en décrivant par exemple la douleur et les signes à l’examen : ça oriente mieux le degré d’urgence», souligne le Dr Roy.

Et les patients trouvent aussi des idées qui sortent complètement de la boîte, quand ils sont pris au piège par la bureaucratie.

C’est le cas de Sylvie Chailler, qui agit comme aidante naturelle pour sa maman âgée. Lorsque le médecin spécialiste de sa mère a pris sa retraite, la patiente a été référée au CLSC pour ses examens fréquents. Mais quand une infection est réapparue, le CLSC l’a référée au département de gynécologie… qui l’a de nouveau référée au CLSC.

Sylvie Chailler a passé des heures au téléphone pour essayer de trouver un rendez-vous pour sa mère.

«J’étais découragée. J’ai eu l’idée de trouver la liste de tous les gynécologues, d’appeler leurs secrétaires et de laisser des messages partout. Il y en a une qui a eu la gentillesse de me rappeler pour offrir un rendez-vous en urgence pour cette fois», raconte Mme Chailler.

«Ce n’est pas normal comme situation! J’ai passé tout un après-midi au téléphone pour réussir à trouver une solution», se désole-t-elle.


UN OUTIL « PAS COMPLÈTEMENT MÛR » QUI POURRAIT TOUT CHANGER

Il existe dans le système de santé un outil bien connu «qui n’est pas complètement mûr», mais qui pourrait aider à orienter les patients vers des régions où la situation va mieux qu’ailleurs: les centres de répartition des demandes de services (CRDS).

«L’idée derrière les CRDS est simple: toutes les demandes de consultation doivent transiter par ce canal, et nulle part ailleurs, ce qui permet aux gestionnaires d’avoir une vue d’ensemble réelle et objective des listes d’attente», explique le Dr Sylvain Dion.

«L’idée était aussi d’orienter les demandes vers une région où les services sont plus facilement accessibles. Mais dans les us et coutumes, ça ne s’est jamais rendu jusque-là. Les demandes sont encore traitées par région. Le CRDS est aussi utilisé de façon variable d’un CIUSSS à un autre», dit le vice-président de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec.

Il n’y a pas si longtemps, les médecins de famille donnaient des prescriptions médicales sur papier à leurs patients pour consulter des médecins spécialistes. Les patients devaient encore prendre le bottin téléphonique et appeler dans les cliniques pour s’inscrire sur des listes d’attente de médecins pratiquant dans des cabinets. Ainsi, un même patient pouvait se trouver en attente sur deux, trois ou quatre listes.

C’est notamment le cas en dermatologie, comme le dévoilaient les Coops de l’information récemment.

La mise en place des CRDS est une avancée. Mais il faut en poursuivre l’amélioration dans l’objectif de mieux desservir les Québécois, où qu’ils demeurent sur le vaste territoire. «L’implantation du CRDS a pris beaucoup de retard, et c’est encore plus vrai selon les spécialités.»