De Montréal à Vancouver, en passant par Ottawa, Toronto et Calgary, des utilisateurs de drogues sont de plus en plus affectés — à leur insu — par la xylazine, un puissant tranquillisant pour chevaux et bovins.
«Puis on en verra à Gatineau, Québec ou Sherbrooke», prédit la directrice de l’Association québécoise pour la promotion de la santé des personnes utilisatrices de drogues (AQPSUD). Chantal Morency a constaté une hausse de tels comportements «zombies», cet été, à Montréal.
La xylazine est un vrai «remède de cheval». Ce tranquillisant à usage vétérinaire, utilisé légalement pour endormir les chevaux et les bovins, est aujourd’hui mélangé à du fentanyl, de la cocaïne ou d’autres drogues injectables, avant d’être revendu sur le marché noir.
Chez l’humain, la substance fortement addictive provoque un état presque végétatif. À moyen terme, son usage répété entraîne un pourrissement de la peau, des plaies et des nécroses que l’on commence à observer dans des hôpitaux de l’Ontario et du Québec.
Chantal Morency connait bien la dynamique de la consommation de rue. Son constat est clair, et son pronostic, inquiétant. «Depuis janvier, il y en a plus, de xylazine», dit-elle.
«Québec, Gatineau, Sherbrooke. Probablement, oui, que ça va frapper aussi fort qu’à Montréal.»
— Chantal Morency
Les grandes villes comme Vancouver, Toronto et Montréal ont été à l’avant-plan de la crise des opioïdes, il y a une dizaine d’années. On parlait peu de fentanyl, en 2010. Aujourd’hui, la crise est bien implantée partout au pays.
«On regarde toujours la Colombie-Britannique et on se dit que c’est ce qu’on va vivre plus tard», explique la directrice de l’AQPSUD, qui observe que certains consommateurs ont plus facilement accès à la xylazine.
«Certains fournisseurs n’ont que ça à proposer, raconte Chantal Morency. Le fentanyl, au début, les gens en consommaient à leur insu. Aujourd’hui, ils sont habitués et ils en demandent. La drogue qu’ils voulaient était coupée avec du fentanyl. Là, c’est ce qu’ils veulent. Ça commence de la même façon avec la xylazine. C’est sûr que ça s’en vient.»
Mais la drogue zombie est encore plus insidieuse, avertissent les spécialistes de la santé comme la Dre Julie Bruneau, de l’Université de Montréal. La naloxone, utilisée comme antidote lors d’une surdose d’opioïdes, n’a aucun effet sur la xylazine, puisqu’elle n’en est pas un.
De la xylazine dans l’urine
Les données sont encore embryonnaires dans la province, mais elles commencent à apparaître dans les statistiques de l’Institut national de santé publique du Québec et de la Direction de santé publique du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal.
En mai dernier, les résultats préliminaires d’un projet québécois d’analyse de drogues dans l’urine des consommateurs indiquaient qu’ils «sont de plus en plus en butte à la consommation de xylazine à leur insu».
Selon ce rapport, de la xylazine a été détectée chez 5% des Montréalais utilisateurs de drogues ayant fourni un échantillon d’urine à l’automne 2022.
À l’époque, les données statistiques étaient marginales dans les autres régions. Sur le terrain, toutefois, les effets décrits de la xylazine sont déjà visibles, un an plus tard.
Dans les rues de la capitale
En mars dernier, Santé publique Ottawa et le Service de police d’Ottawa ont publié une mise en garde contre l’augmentation de la présence de xylazine dans les rues de la capitale.
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Si les statistiques officielles font état d’un phénomène marginal, pour l’instant, des résidents de la Basse-Ville d’Ottawa observent des comportements liés à la consommation d’un puissant tranquillisant: corps debout et immobile, tête penchée vers l’arrière, posture affaissée, absence de réaction. Ce genre de scène n’était pas aussi visible, il y a deux ou trois ans.
Sylvie Bigras, de l’Association des résidents de la Basse-Ville d’Ottawa, croise chaque jour des personnes marginalisées dans son quartier. Elle dit voir de plus en plus de ces gens immobiles, dont le comportement est différent d’une personne ivre titubant dans la rue, ou sous les effets du crack, avec une démarche nerveuse et saccadée.
«Ça fait 42 ans que je vis dans le quartier. Je vois plus de gens complètement immobiles. Je ne peux pas dire c’est quoi, mais j’en vois. C’est pire. Parfois, je m’approche de la personne pour voir si elle respire, car je ne vois aucun mouvement. Ce n’est pas une personne couchée. C’est un corps affaissé. Certaines sont debout, le dos courbé vers l’arrière, mais ils sont capables de répondre.»
Des plaies béantes
À Montréal, la Dre Julie Bruneau voit une recrudescence des problèmes de peau liés à la consommation de drogues comme la xylazine.
«On ne fait pas systématiquement passer de tests (pour la xylazine), mais on traite le genre de plaie reliée à sa consommation. Les bras et les jambes sont plus maganés qu’avant», observe la Dre Bruneau, qui fait partie de l’équipe de recherche de l’Université de Montréal en médecine des toxicomanies.
La consommation de xylazine provoque des nécroses : de véritables plaies ouvertes. «Il se produit une vasoconstriction (une diminution des vaisseaux sanguins), qui provoque une diminution de l’apport de sang aux membres. Cela provoque des nécroses», explique la chercheuse.
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Des nécroses ont aussi été observées il y a une quarantaine d’années, rappelle-t-elle. «Je suis assez senior pour avoir vu un pic dans les années 1980 et 1990, lorsqu’on parlait d’injections de cocaïne. Il y avait de grosses plaies. On l’a moins vu avec l’héroïne.»
En 2023, le cycle des nouvelles drogues illicites est «beaucoup plus dangereux», précise-t-elle. Le marché est plus imprévisible que jamais, et les consommateurs savent de moins en moins ce qu’ils achètent.
Fausses prescriptions?
Avec la fermeture des frontières pendant la pandémie de COVID-19, l’héroïne a cessé d’entrer au Canada. Des drogues comme la xylazine seraient devenues une réponse rapide, facile et payante pour les vendeurs désirant «couper» leur marchandise tout en assurant une dépendance de leur clientèle.
En mai dernier, l’Ordre des médecins vétérinaires du Québec a demandé au gouvernement fédéral d’inscrire la xylazine au registre des substances contrôlées du Canada.
Selon le président de l’Ordre, Gaston Rioux, cette inscription fait partie de la solution pour empêcher la circulation illicite d’une telle drogue.
«Ce n’est pas impossible que des vétérinaires, au pays, fassent de fausses prescriptions, dit-il. Nous n’avons pas eu connaissance que des vols ont été faits chez des vétérinaires.»
— Gaston Rioux
Des substances comme la xylazine peuvent être achetées sur le marché noir et importées, par exemple de Chine ou de Porto Rico, relate le docteur Rioux.
Pointe de l’iceberg
Du côté de l’Agence de la santé publique du Canada, la crise des opioïdes est officiellement déclarée depuis 2016. Les tranquillisants et les barbituriques qui s’ajoutent au cocktail déjà explosif ne font qu’empirer la situation.
«Ça fait sept ans qu’on est en crise chronique, dit la Dre Bruneau. Les décès et ce qu’on voit, c’est la pointe de l’iceberg. Ceux qui meurent en 2023 ne prenaient peut-être même pas de drogue en 2016. Même si le Canada est plus libéral, on n’arrive pas à juguler la crise.»
Selon Chantal Morency, les intervenants de l’Ouest canadien ont en quelque sorte «manqué leur coup» avec la crise de xylazine.
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«Des associations comme la nôtre, en Colombie-Britannique, n’ont pas été consultées. Les règlements n’ont pas été faits “par et pour” les consommateurs. Ç'a été décidé par des docteurs et des gens dans des bureaux.»
La principale requête de son association de défense des consommateurs est de légaliser et de gérer toutes les drogues à travers le filtre de la santé publique.
De son côté, la Dre Bruneau plaide pour une approche concertée, de façon à se donner les moyens d’avoir une vraie force de frappe.
«Il faut une approche scientifique, pragmatique et humaniste qui va faire que dans 10 ans, on aura un pays modèle. La toxicomanie est une maladie chronique. On a vu, avec la COVID, comment les experts se sont alliés avec le pharmaceutique, et ça s’est réglé.»