Chronique|

C’est quoi le problème de la rue Alexandre?

Malgré sa magnifique murale, le parc du Petit Canada de la rue Alexandre à Sherbrooke a une bien mauvaise réputation.

CHRONIQUE / La scène est racontée dans le balado Revitalisons?. Un architecte de Montréal visite Sherbrooke pour la première fois. Il demande au chauffeur de taxi de l’amener dans le pire coin de Sherbrooke et aboutit sur la rue Alexandre, dans le centre-ville. « C’est ça le pire? Bien non! C’est beau! Si c’est ça le pire, Sherbrooke, on va avoir du fun! » s’exclame-t-il.


On pourrait s’obstiner si Alexandre est réellement le pire coin de Sherbrooke, mais la perception du chauffeur de taxi est partagée par plusieurs Sherbrookoises et Sherbrookois. Quand je suis arrivé dans la région, le seul conseil que j’ai eu, ou déconseil, était d’éviter les logements sur Alexandre ou Well Sud.

Des gens ont déjà comparé le quartier Alexandre au Bronx, à New York. Clairement, ce monde-là n’a jamais visité le Bronx. La rue Alexandre serait une belle rue dans le Bronx.

Mais peut-être que ces mêmes personnes n’ont pas visité la rue Alexandre depuis un bout, aussi.

Les gens ont beaucoup de préjugés sur le quartier, mais ne le fréquentent pas, ne le connaissent pas (c’est pas mal la définition d’un préjugé, je sais). Comme souvent, le préjugé s’est bâti sur des rumeurs, des ouï-dire, des évènements isolés. Une personne qui n’a pas été sur la rue Alexandre depuis 20 ans peut quand même affirmer, sans hésitation, que c’est une rue dangereuse ou problématique.

Pendant un an, Jean-François Vachon a interviewé des commerçants, des travailleuses de rue, des politiciens, mais aussi la population, pour mieux comprendre le quartier Alexandre de Sherbrooke.

Dans son balado Revitalisons?, l’historien et documentariste Jean-François Vachon tente de comprendre d’où vient cette réputation du quartier. Plus il creuse le sujet et plus une autre question s’impose. C’est quoi, finalement, revitaliser?

L’âge d’or

Il y a beaucoup de nostalgie quand on parle de la rue Alexandre. De mon regard de Sherbrookois arrivé pendant la pandémie, quand les gens me parlent de l’effervescence des années 2010, ça me semblait plutôt dynamique. Mais plusieurs soulignent le bouillonnement des années 1970. Et c’est vrai que le quartier a été la pépinière de plusieurs entreprises maintenant incontournables de la région.

En fouillant les archives, mais aussi en discutant avec des gens de cette époque-là, Jean-François Vachon découvre que tout n’était pas parfait dans les années 1970 non plus. L’Association des marchands des seventies interpelait même la Ville avec cet enjeu : il faut revitaliser la rue Alexandre.

Tiens donc!

Le parc du Petit Canada sert souvent de refuge pour les personnes en situation d'itinérance, mais aussi de lieu de rassemblement pour la population du quartier.

Peut-être faut-il remonter aux racines de la rue Alexandre. Dans les années 1920, l’urbanisation de Sherbrooke s’arrêtait pas mal à la rue Galt, d’où commence la rue Alexandre, justement.

C’était alors une rue commerciale d’un quartier ouvrier, avec plusieurs commerces de proximité. Pas de boutiques prestigieuses, de belles salles de spectacles ou de grands hôtels comme la rue Wellington. Une rue avec des épiceries, des couturiers, des tavernes, des artisans.

Finalement, c’est comme si le « problème » de la rue Alexandre était sa nature même. D’être la rue principale d’un quartier ouvrier. Ou d’un quartier populaire, pour utiliser un terme plus actuel.

Les préjugés de « saleté », de « criminalité », de « prostitution », de « pauvreté », ce sont grosso modo les mêmes préjugés que tous les quartiers ouvriers ont. Ce sont les mêmes discours qu’on peut entendre sur Hochelaga à Montréal ou Saint-Roch à Québec.

« Il y a eu une période où il y avait beaucoup de prostitution visible, c’est vrai, mais il y a des choses pas mal plus dangereuses que croiser [une travailleuse du sexe] ou une personne pauvre », lance Jean-François Vachon.

« Je ne sais pas pourquoi il y a autant de préjugés sur la pauvreté, ajoute celui qui a déjà eu un commerce sur la rue Alexandre. Peut-être parce que les gens ont peur que ça leur arrive. Tomber dans la rue fait peur à bien du monde. »

Comme plusieurs quartiers ouvriers, le quartier Alexandre a été abandonné dans les années 1980-1990. Mais aujourd’hui, ce n’est plus ça son principal problème, il en reçoit de l’amour. En fait, le « problème » semble davantage se jouer sur ce qu’on voudrait que le quartier soit.

À qui le quartier?

Avec le parc Camirand – un peu caché – l’école, la densité, l’architecture, son côté central, les pistes cyclables, la rue Alexandre aurait tout pour facilement devenir un quartier à la mode, branché, une sorte de Plateau Mont-Royal de Sherbrooke. Mais ça risquerait de chasser la population actuelle.

Caché entre un centre d'achats et un chemin de fer, le parc Camirand est un espace vert méconnu du quartier Alexandre.

Le quartier Alexandre n’est pas du tout à l’abri des dangers de la gentrification. Et la population qui est déjà là, sans tout transformer en condo de luxe, a aussi droit à des logements salubres, sécuritaires, rénovés – isolation, électricité, plomberie, chauffage à jour. Les commerçants aussi ont droit à des locaux de bonne qualité. Mais ça, ça a un cout.

Le hic, dans l’immobilier, c’est que dès qu’on redonne de l’amour à des immeubles ou à des infrastructures publiques, la spéculation s’invite et casse la fête familiale pour en faire un open house.

Le cas du Mile-End à Montréal est un bon exemple. Des artistes sans moyens se sont réapproprié des manufactures abandonnées et maintenant que la vie a repris dans ces immeubles, ces mêmes artistes perdent leurs ateliers parce que la spéculation fait exploser les prix. Alors que sans leur amour et inventivité, ces immeubles ne seraient jamais devenus cool.

Jean-François Vachon évoque le défi de la cohabitation dans son balado. À qui appartient le quartier? Ou plutôt, à quelles aspirations doit répondre le quartier? À celles des gens qui l’habitent à celles des gens qui la visitent?

Le quartier est l’un des plus défavorisés de Sherbrooke. Mais ces personnes ont aussi le droit d’avoir un toit et de s’approprier un quartier. Il y a une profonde richesse humaine dans la vie communautaire. Pourquoi leur vision serait-elle moins bonne que celle des investisseurs?

Quand le documentariste parle aux commerçants, ce qu’ils veulent surtout, c’est de l’achalandage. Du monde qui fréquente les lieux. Que ce soit vivant.

Que veut la Ville de Sherbrooke? Une rue de destination comme Well Nord ou une rue de proximité?

Pour la Fête du vélo, en septembre, la rue Alexandre est temporairement devenue piétonne.

Dans un monde idéal, on aurait une vraie mixité. Des logements réellement abordables pour une population à faible revenu, quelques logements plus luxueux pour des gens qui ont les moyens et qui aiment la vie urbaine. Des commerces de proximité qui se mêlent à quelques commerces de destination.

Mais la mixité, c’est rarement un truc qui se fait tout seul quand on parle de quartiers. Sans politiques qui assurent cette mixité, la spéculation immobilière s’impose comme un tsunami.

À la fin de notre discussion, Jean-François Vachon raconte qu’au début, son titre était suivi d’un point d’exclamation, comme un appel. Puis à force de creuser le sujet, c’est devenu une question. Doit-on vraiment revitaliser le quartier Alexandre?

Peut-être faut-il avant tout changer notre perception du quartier.

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