Chronique|

Toutes les naissances du monde

CHRONIQUE / À la mi-mai, j’ai vécu un événement tout à fait banal dans le grand ordre de la vie sur Terre et néanmoins absolument extraordinaire sur le plan personnel.


Une enfant m’est née.

Une enfant en chair et en os, en cris et en pleurs, en cacas et en rots.

Une enfant, venue entamer ici bas son petit bout d’existence, existence qui, comme l’a magnifiquement écrit Vladimir Nabokov, « n’est que la brève lumière d’une fente entre deux éternités de ténèbres. »

En Inde, où ma fille a vu le jour, 51 bébés sortent du ventre de leur mère chaque minute, ce qui veut dire plus de 73 000 naissances quotidiennement. Bonjour l’originalité.

Or, si le dictateur soviétique Joseph Staline a apparemment dit que la mort d’une personne est une tragédie alors que celle de millions de gens n’est qu’une statistique, je me permets d’affirmer qu’aucun nombre, aussi vertigineux soit-il, ne peut diluer le bonheur renversant que représente pour des parents la naissance d’un unique petit être tout neuf, cadeau suprême que la vie puisse faire à la vie.

Cela dit, les points de vue à ce sujet peuvent diverger.

Le lendemain de la naissance de ma fille, je lisais ainsi dans le Times of India qu’en banlieue de Bombay, à une cinquantaine de kilomètres de l’hôpital où nous nous émerveillions de chacun de ses premiers gestes, la police venait d’arrêter cinq personnes dans une affaire de trafic de nouveaux-nés.

Pour démanteler ce réseau, racontait-on, l’unité d’enquête de la police de Thane avait usé d’un stratagème. Une femme se faisant passer pour une cliente potentielle à la recherche d’un fils avait contacté la médecin soupçonnée d’être à la tête du réseau. Celle-ci avait sans ambages confirmé pouvoir, en théorie, remplir une telle commande. Or, elle n’avait pour le moment aucun garçon à vendre. Elle avait fini par rappeler la « cliente » lorsqu’un bébé mâle était né sous ses soins, l’informant qu’il pourrait devenir sien pour l’équivalent de 11 200 dollars canadiens.

En plus de procéder à l’arrestation de la médecin et de trois de ses acolytes sur la base de ces informations, la police avait également interpellé la mère du nouveau-né promis. Selon l’entente conclue, la vente de la chair de sa chair lui aurait rapporté 4 800$.

L’article ne spécifiait pas dans quelles conditions socioéconomiques vivait cette dame pour consentir à une telle transaction. Parfois, la plongée dans la criminalité n’est pas un simple choix personnel. Elle peut être pétrie de dilemmes moraux et financiers inimaginables pour les plus privilégiés des mortels.

En revanche, je doute que l’on puisse donner un quelconque bénéfice du doute à cette médecin sans scrupules.

Normalité

Évidemment, ce genre d’histoire dépasse l’entendement pour le nouveau père comblé que je suis. Je dispose des ressources pour subvenir aux besoins de mon enfant et avant même sa naissance, j’étais prêt à l’aimer peu importe son sexe, ses caractéristiques physiques et la personnalité qu’elle développerait.

Durant la grossesse, comme tout futur parent probablement, je n’ai tout de même pas pu m’empêcher d’espérer que mon enfant serait « normal », c’est-à-dire qu’il se rapprocherait sur tous les plans du prototype de l’espèce humaine.

Bien sûr, personne ne souhaite que sa progéniture soit atteinte d’une maladie grave ou d’une anomalie congénitale qui la ferait souffrir et hypothéquerait sa qualité de vie. Mais au fond, il faut aussi admettre que c’est la différence en elle-même, peu importe qu’elle soit positive, neutre ou négative, que nous ne pouvons nous empêcher de craindre pour nos enfants.

C’est que nous savons que même dans la plus tolérante et ouverte des sociétés contemporaines, l’anormalité constitue la plupart du temps un handicap sur le chemin de l’intégration et de tout ce qu’on a aime appeler « réussite ». Et puisque nous voulons donner à nos enfants « ce qu’il y a de meilleur », la normalité à la naissance, physique et mentale, apparaît comme le meilleur point de départ pour tout individu.

En somme : dans l’espoir de faire de nos enfants des êtres un jour extraordinaires, nous les espérons le plus ordinaire possible à leur arrivée dans ce monde.

Mais un autre paradoxe lié à ce désir de normalité tourmentait encore davantage mon cerveau de futur parent. C’est que pendant que je priais pour voir apparaître dix doigts, dix orteils et tout autre signe de normalité sur le moniteur de l’échographie, dans ma vie intellectuelle, je ne cessais de remettre en question la prédominance de cette même normalité dans nos sociétés.

Je ne voulais pas me contenter de « célébrer la diversité » de manière superficielle, comme il est bon ton de le faire par les temps qui courent. Je cherchais à comprendre comment le fait de mieux porter attention à « la différence »— physique, mentale, culturelle, etc — pourrait ultimement « faire la différence » dans nos sociétés, c’est-à-dire nous aider à mieux comprendre qui nous sommes, et nous inciter à élargir les frontières de ce nous.

Hybride

Pendant la grossesse, j’ai regardé la deuxième saison de Sweet Tooth sur Netflix. Dans cette série post-apocalyptique, une pandémie a décimé la majeure partie de la population de la planète et des enfants hybrides ont commencé à voir le jour. Gus, le héros, est ainsi né mi-garçon, mi-cerf. Comme les autres hybrides, cela lui confère certaines aptitudes animales parfois avantageuses, telle une audition beaucoup plus sensible que celle d’un humain dit normal.

Mais pour la majorité des humains survivants, cette anormalité est inacceptable. Les hybrides sont les responsables désignés de l’apparition et de la propagation du virus qui les menacent toujours, et il faut faire disparaître ces « monstres ».

Quel père aurais-je été si un tel enfant hybride m’avait été donné ? Aurais-je su être à la hauteur de mes idéaux et l’aider à naviguer dans ce monde avec ses superpouvoirs? Aurais-je su convaincre l’humanité de tout ce qu’elle avait à gagner à inclure sa « différence » dans notre nous? Serais-je parvenu à lui offrir « tout ce qu’il y a de meilleur »?

Quand elle me lira

Un jour, dans longtemps, il est probable que ma fille lise cette chronique. Elle se demandera peut-être pourquoi son père n’a pas su s’en tenir à dire qu’elle est le plus bel être qui ait jamais existé — ce qui est le cas, évidemment ! —, plutôt que de digresser sur toutes les naissances du monde, y compris des cas de figure tirés de la science-fiction.

Quand ce moment viendra, j’ose croire qu’elle me connaîtra assez pour savoir que la plus grande force que j’aurai toujours voulu lui transmettre, c’est de savoir embrasser et affronter dans un même souffle toute l’amour et toute l’abjection que la vie sur Terre a à nous offrir. Car c’est quelque part au milieu de ces mélanges, dans cette tension entre la normalité et la différence que réside, me semble-t-il, la beauté.