Ça faisait près de 20 ans que je n’avais pas navigué sur le fjord du Saguenay en kayak. Avec un groupe de bons amis aventuriers, nous avions décidé de profiter de la longue fin de semaine pour pagayer entre la baie Éternité et l’anse Saint-Étienne.
Pour l’occasion, nous avions loué des kayaks de Saguenay Aventures, qui assurait le service de navette pour nos véhicules. Avant le départ, nous avons pris le temps de discuter des conditions météo à venir au cours des prochains jours avec Louis Tremblay-Poirat, un des quatre propriétaires de l’entreprise, « En kayak, les accidents arrivent presque toujours sur la rive, par exemple en glissant sur une roche », avait-il lancé en parlant d’une dame qui s’était cassé un bras…
Une mer d’huile
C’est une mer d’huile qui nous attendait pour le départ de la baie Éternité. Avec les falaises coupées au couteau, sur lesquelles les arbres s’accrochent tant bien que mal à chaque petit amas de matière végétale, le paysage était déjà à couper le souffle. À peine sorti de la baie, un phoque est venu à notre rencontre et il nous a suivis une bonne partie de la journée. Nous l’avons surnommé Phocaccia.
Les conditions étaient idéales pour la navigation, car même si nous sommes partis à la marée montante (ce qui nous ralentissait), le vent était pratiquement absent. L’immensité de ce paysage unique au Québec est marquante. Mis à part L’Anse-Saint-Jean et les quelques pylônes qui le traversent, il n’y a pratiquement aucun signe de la présence humaine. En regardant les roches et les formes du territoire, je pense à l’énorme glacier qui a sculpté ce fjord, d’une beauté à couper le souffle.
Au cours de la journée, nous prenons le temps de nous arrêter à quelques reprises pour profiter des lieux et pour manger.
Vers la fin de l’après-midi, nous arrivons à l’anse au Portage, un bel endroit situé en face de L’Anse-Saint-Jean, pour passer la nuit sur le site aménagé par le Parc national du Fjord-du-Saguenay.
Alors que la pluie se met de la partie, nous montons un abri pour profiter du feu sur la plage. En soirée, la pluie prend une pause et nous sortons le frisbee pour nous dégourdir les jambes.
Après un certain temps, un frisbee m’est lancé un peu au-dessus de la tête. En me déplaçant pour l’atteindre, je trébuche sur une roche. Je mets le bras derrière moi pour amortir la chute…
Dès l’impact, je sais que quelque chose de grave vient de m’arriver. L’os de mon avant-bras sort carrément de son orbite. À ce moment, je crois que j’ai une ou plusieurs fractures.
Une chaleur intense me monte à la tête et je suis très étourdi. J’essaie de rester calme en respirant profondément, car la douleur est intense, alors que mes amis viennent à ma rescousse. Il me faudra plusieurs minutes avant de me lever pour rejoindre le campement.
Quand je reprends mes esprits, nous discutons des options qui s’offrent à nous. Comme il est déjà 20 h, il n’est pas possible de traverser en kayak à L’Anse-Saint-Jean, à près de trois kilomètres de là, car la noirceur tombera sous peu.
Avec mon bras en piteux état, il m’est aussi impossible de revêtir la combinaison étanche (dry suit). En fait, je suis incapable de bouger mon bras gauche et je dois le soulever avec mon autre bras en tout temps.
On vient rapidement à la conclusion que l’on doit appeler le 911 pour savoir quelles sont les mesures à suivre. Avec l’heure tardive, je me dis que je devrai probablement passer la nuit au campement, car malgré la douleur aiguë, je ne suis pas en danger.
Après des discussions avec les services d’urgence, j’apprends que la Garde côtière canadienne est en mesure de venir me chercher. En prenant le départ de Tadoussac, ils devraient être sur les lieux vers 22 h.
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« Il fallait garder notre calme et prendre les bonnes décisions au bon moment, malgré la fatigue », commentera Simon Ménard, mon ami qui a géré les communications avec les secours, par la suite.
En attendant les secours, mes amis prennent bien soin de moi, notamment en m’abreuvant et en me gardant au chaud quand je me mets à frissonner après que l’adrénaline soit redescendue. Pour aider à gérer la douleur, ils me donnent aussi des Tylenol et Advil.
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Pour les secours, la Garde côtière est venue avec un bateau de 47 pieds et un zodiac pour atteindre la rive. Deux secouristes sont à bord pour m’accueillir alors que mes amis m’accompagnent lentement mais sûrement en marchant sur les roches mouillées.
Le zodiac est amarré au bateau et la flotte se dirige tranquillement vers L’Anse-Saint-Jean où une ambulance m’attend pour m’amener à l’urgence de La Baie.
À mon arrivée, on me donne des calmants. Après avoir vu la blessure, la docteure en place croit que mon coude est disloqué, ce qui sera confirmé par les radiographies. On me donne une autre drogue pour atténuer la douleur, et hop, elle me replace l’avant-bras là où il doit aller. Dès cet instant, je me sens beaucoup mieux.
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Ils me gardent sous surveillance pour la nuit et dès le lendemain matin, je suis transféré à l’hôpital de Chicoutimi pour voir un orthopédiste. On me passe un taco pour découvrir que j’ai un fragment d’os dans le coude, trop petit pour qu’on m’opère. Il est encore trop tôt pour savoir si mes ligaments tiendront le coup et je devrai retourner le voir la semaine suivante pour déterminer si une reconstruction ligamentaire sera nécessaire.
Avec mon bras dans une attelle, je suis donc en mesure de rentrer chez moi, un peu plus de 12 heures après ma blessure, car Saguenay Aventures a pu rediriger le service de navette pour amener ma voiture vers l’hôpital.
C’est dans ces moments où je me trouve chanceux (malgré ma malchance) d’avoir tous les services que nous avons. Je suis très reconnaissant envers tout le personnel rencontré, qui a été d’une bienveillance remarquable. Merci.
En ce qui a trait aux leçons apprises, je me rends compte que j’aurais dû mieux évaluer l’environnement où nous nous sommes lancé le frisbee. En milieu isolé, il faut réduire les risques, et sur cette plage rocheuse, il était hasardeux de courir un frisbee.
En écrivant ce texte d’une seule main, j’ai tout de même un sentiment d’amertume, car je n’ai pas pu profiter pleinement de ma fin de semaine avec mes bons vieux chums.
L’aventure continue
Au cours de la journée suivant ma blessure, ils m’ont contacté pour savoir comment j’allais. J’ai alors appris que les conditions avaient radicalement changé sur le fjord, car le vent soufflait beaucoup plus fort, ce qui a forcé le groupe à lutter contre le courant puis à surfer des vagues.
« J’ai été surpris à quel point les vents et la marée peuvent changer la difficulté du trajet, a commenté Charles Ouellet. Nous sommes passés d’un effort maximal pour continuer à avancer à un effort maximal pour gérer notre bateau qui allait à toute allure dans des vagues de quatre pieds ».
Rémi Lapointe se rappellera lui aussi très longtemps de cette aventure où la nature l’a rendu plus humble. « Les expéditions en autonomie peuvent prendre un tournant imprévisible et nous l’avons bien appris. Il est essentiel d’être constamment vigilant et d’utiliser tous nos sens, que ce soit pour apprécier pleinement la nature ou pour naviguer habilement sur des voies maritimes souvent changeantes ».
« Faire du kayak dans le fjord, c’est superbe, mais avec les conditions changeantes, on est à sa merci, et on se sent parfois très petit, a pour sa part soutenu Jérémie Fournier. Il est impératif de savoir lire la mer et voir le vent pour pouvoir surfer les vagues correctement ».
Le fjord nous a tous laissé des souvenirs impérissables. « C’est une fin de semaine remplie de péripéties, mais de laquelle je sors grandi et plein de bons souvenirs », conclut Simon.
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