Cette lettre ouverte a été écrite par Khadiyatoulah Fall, professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi.
De cette «affaire Amira Elghawaby», je crois qu’il est possible que le Québec et le Canada, lucides, raisonnables, puissent tous les deux tirer profit pour mieux converser, avec plus de nuances, sur les défis de l’intégration de l’islam et sur la problématique de «l’islamophobie». Nuances qui souvent échappent aux sondages, aux opinions de plusieurs leaders communautaires, des politiciens et même d’une certaine presse. Le regard sur l’islam au Québec demeure fortement orienté par les propos des politiciens, des leaders communautaires et de la presse. Et très peu par les résultats de la recherche universitaire qui existent bien et qui tentent de comprendre l’islam du quotidien, l’islam des ajustements normatifs, l’islam de l’intégration vécue par les musulmans confrontés aux réalités concrètes du terrain. Les connaissances scientifiques élaborées par les chercheurs qui étudient véritablement les conditions d’existence et d’installation de l’islam au Québec et au Canada sont peu prises en charge dans les politiques publiques. Se pose ainsi le défi de l’articulation entre le monde de la recherche sur l’islam et celui des décideurs et des porteurs de voix.
Si madame Amira Elghawaby devait être maintenue comme conseillère spéciale, chargée de la lutte contre l’islamophobie, il est évident, après ce tollé de critiques, qu’elle sera consciente qu’elle devient une voix de propositions et d’actions futures «sous haute surveillance». Il est attendu d’elle et de ses collaborateurs qu’ils comprennent qu’ils ne sont pas avant tout des militants, des idéologues ou des faire-valoir d’une position déjà entérinée. Le Québec, dans sa grande majorité et également de concert avec des ministres et députés québécois du parti libéral fédéral, a fait entendre sa forte indignation. Si madame Elghawaby devait être remplacée, le choix de la nouvelle personne se fera, sans nul doute, en tenant compte de l’impact des critiques formulées par le Québec ainsi que des sensibilités exprimées. Il s’agit définitivement de comprendre que, sur la question délicate de l’islam au Québec et au Canada, nous avons à bâtir des paroles d’intersocialisation, de vivre ensemble qui n’évacuent pas les différences, mais qui n’aliènent pas l’autre.
Il ressort de cette saga Elghawaby qu’il est important de s’entourer d’un principe de précaution, d’une prudence, du contrôle des mots et des énoncés lorsque les leaders politiques, lorsque les leaders musulmans se commettent dans l’espace public, en ces moments-ci, alors que la place de l’islam au Québec fait polémique, alors que les paroles sur l’islam sont souvent lues, scrutées sous le soupçon d’un excès de victimisation, d’un refus de la critique, d’une possible radicalisation religieuse, d’une ghettoïsation, d’une salafisation ou d’un «frèrisme».
J’ai affirmé à plusieurs reprises que je suis loin de proposer une discrétion discursive des musulmans. La liberté d’expression et la liberté de croyance pour tous constituent de merveilleux acquis de notre démocratie québécoise et canadienne. Je veux plutôt insister sur le fait que la prudence du dire est un acte du vivre ensemble et que la liberté d’expression tombe à plat lorsqu’elle ne fabrique pas de l’interdiscursivité. Je plaide pour une pratique discursive plus avertie, pour une parole qui assume des revendications, mais qui soit sensible aux peurs et angoisses de nombreux membres de la société d’accueil qui ont l’impression que les communautés musulmanes sont complices d’un programme de sens du ROC, d’une vision du ROC qui, autour de la dénomination « islamophobie», tend à conforter un préjugé qui décrit la majorité québécoise comme «anti islam» ou «anti musulmans».