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Conserver la biodiversité sans la mettre en conserve

CHRONIQUE / Si on veut freiner le déclin de la biodiversité sur la planète, les pourcentages et les dollars ne suffiront pas. Il faut repenser profondément notre rapport à la nature et l’idée que l’on se fait de sa conservation.


Comprenez-moi bien : le cadre mondial pour la biodiversité adopté à Montréal aux petites heures lundi matin est un pas dans la bonne direction. On peut bien renâcler sur le fait qu’il ne s’agisse que d’un « cadre », non contraignant et affaibli par les compromis, mais réalistement, on ne pouvait s’attendre à ce que 196 pays laissent une telle entente leur lier juridiquement les mains.

On doit se réjouir que le déclin de la biodiversité, qui fut longtemps dans l’ombre des changements climatiques, soit devenu une priorité à l’ordre du jour mondial. Maintenant, chaque État aura de la pression pour mettre en application les principes du cadre Kunming-Montréal à l’échelle nationale.



Et il y a beaucoup de raisons de s’inquiéter à ce sujet. Car la vision qui a dominé au XXe siècle à propos de la conservation de la nature — et qui perdure encore aujourd’hui — a causé autant sinon plus de dommages qu’elle n’a aidé à préserver les milieux naturels.

Cette vision de la « conservation forteresse » veut que le moyen le plus efficace de préserver la nature et sa biodiversité soit de créer des espaces sans présence ni activité humaine — sinon récréative — afin que puisse régner la « nature sauvage vierge ».

Cela va de pair avec la conception plus large, héritée des Lumières, de la séparation entre nature et culture : d’un côté, l’humain moderne civilisé, et de l’autre, la nature sauvage, qui demande à être dominée.

Les systèmes colonialistes, capitalistes et communistes ont tous prôné ces idées, qui ont l’avantage d’être facilement bureaucratisables et enchâssables dans des lois et des règlements. Ici, vous pouvez exploiter toutes les ressources de la terre et de la mer comme vous le souhaitez. Et là, c’est pas touche.



Or, c’est précisément ce déni de notre interdépendance avec ce qu’on nomme nature qui nous a menés au bord du gouffre environnemental. Au nom de la protection de l’environnement, des gouvernements, mais aussi des ONG, ont fait en sorte que des peuples autochtones soient privés de leurs territoires ancestraux, sous motif qu’ils exploitaient des terres et des eaux qui devaient demeurer « vierges ».

Au fil du temps, on a toutefois réalisé que le départ forcé de ces communautés avait eu l’effet inverse sur ces milieux : la biodiversité s’y était détériorée. Car l’humain qui y habitait faisait partie intégrante de l’écosystème. Il avait tout intérêt à y maintenir un équilibre entre exploitation, préservation et régénérescence. Sans lui, cet équilibre était rompu.

En d’autres mots, la présence humaine n’est pas une menace automatique à la biodiversité. Elle peut même être l’une de ses plus grandes alliées. À condition que cet humain voie son rôle comme tel, plutôt que d’agir tantôt comme dominateur de la nature et ses « ressources », tantôt comme contemplateur romantique d’un monde sauvage en conserve.

Le cas indien

La place accordée aux peuples autochtones lors de la COP15 et la reconnaissance dans le texte final de leurs droits et de leur rôle en tant que « gardiens de la biodiversité » sont rassurantes — même si encore insuffisantes. Il faudra néanmoins attendre de voir comment cette prise en compte se concrétisera à l’échelle des pays.

Mais d’emblée, il y a lieu de se méfier.

Prenons le cas de l’Inde. En 2006, le gouvernement du Parti du Congrès a adopté une loi audacieuse sur les droits forestiers, reconnaissant les droits des peuples autochtones — appelés Adivasis — sur la forêt. La nouvelle législation donnait même des responsabilités de gestion de la forêt aux institutions villageoises. En principe, il allait désormais être nécessaire d’obtenir leur consentement libre, informé et préalable pour tout projet dans leur secteur.



Sauf que depuis, la loi n’a cessé d’être bafouée. Elle a maintes fois été contestée devant les tribunaux, non seulement par les compagnies minières, forestières et autres, mais aussi par des ONG de conservation et des gouvernements locaux. En juin de cette année, des amendements à celle-ci sont venus amoindrir la protection et le pouvoir des communautés autochtones.

Au nom du « progrès » économique ou de la protection de la nature vierge, on a recommencé à criminaliser leurs activités, comme à l’époque coloniale britannique. Ce sont pourtant elles qui maintiennent depuis des millénaires l’équilibre écologique de ces milieux.

Pendant ce temps, le pourcentage d’aires protégées dans le pays a augmenté. Depuis 2014, sous la gouverne du premier ministre Narendra Modi, il est passé de 4,90 % à 5,03 %. De nouvelles réserves et de nouveaux corridors pour protéger les tigres et d’autres félins ont été créés. Mais là encore, au prix de la délocalisation des communautés qui y habitaient, et en misant sur les possibilités de développer le tourisme.

Tout en affichant son souci de la protection de l’environnement, le gouvernement du BJP de Modi, proche des grands industriels, a encouragé de nombreux projets qui ont détruit d’autres terres et milieux marins — parfois même dans des aires en théorie protégées.

Il y a bien des contre-exemples d’ONG et de communautés ayant collaboré pour assurer la protection d’espèces animales ou végétales menacées. Mais puisque leur vision entre souvent mal dans les cases d’un formulaire et dans les objectifs gouvernementaux, elle est toujours à la merci des autorités et de leur double discours sur la conservation de la nature et le développement.

Durant la COP15, les communautés autochtones ont d’ailleurs déploré que les sommes allouées à la protection de l’environnement se rendent rarement aux « gardiens de la biodiversité ». Elles finissent plus souvent dans les coffres d’organisations bien huilées qui fonctionnent encore en vertu de cette approche de conservation forteresse, dont les résultats sont plus faciles à quantifier dans un rapport d’activité.

Rien donc ne garantit que les nouveaux milliards promis par les pays membres de la COP15 pour protéger la biodiversité viendront automatiquement améliorer la situation.

Pour freiner le déclin de la biodiversité mondiale, il apparaît à mes yeux moins important d’atteindre l’objectif principal du cadre — de protéger 30 % des écosystèmes terrestres et marins — que de faire tomber les cloisons mentales qui nous séparent, nous humains, de cette part de nous-mêmes qu’on appelle nature, comme si nous lui étions étrangers.

Journaliste indépendant et écrivain, Frédérick Lavoie a réalisé des reportages dans plus d'une trentaine de pays. Il a publié quatre livres, dont les récits Ukraine à fragmentation et Avant l'après: Voyages à Cuba avec George Orwell, récipiendaire d'un Prix littéraire du Gouverneur général en 2018. Originaire de Chicoutimi, il partage son temps entre l'Inde, le Québec et ailleurs.