Cette lettre d’opinion est signée par Anne-Marie Chapleau et Klervi Kernaléguen, de Mères au front — Saguenay et la Coalition Fjord
Le nombre d’espèces menacées et en voie de disparition ne cesse de croître sans que l’alarme générale ne soit sonnée. Le Canada cite et protège seulement 1 282 espèces, alors qu’un récent rapport publié par le Conseil canadien pour la conservation des espèces en péril répertorie jusqu’à 2 253 espèces menacées. De son côté, le Québec vient d’allonger la liste des espèces jugées en voie de disparition, mais en omettant toujours d’y inclure certaines d’entre elles, comme le caribou, qui sont pourtant jugées menacées par divers acteurs du milieu ainsi que par le gouvernement fédéral. Le ministre de l’Environnement, des Changements climatiques, de la Faune et des Parcs, M. Benoit Charrette, invoque la nécessité de poursuivre la réflexion avant d’agir, notamment dans le cas du caribou, repoussant encore une fois à plus tard la pose d’actions concrètes dans le domaine. Pourtant, pour le caribou, les données sont claires et les actions à poser sont exigées depuis plus de vingt ans par plusieurs acteurs, en particulier par les Innus, puisque le caribou (Atiku) « est au cœur de [leur] identité et de [leur] culture traditionnelle ».
L’empiètement de l’activité humaine sur les habitats est identifié comme une cause majeure du déclin de plusieurs espèces. Cet empiètement touche tous les types d’habitats, et notamment les milieux humides. Ces écosystèmes couvrent 12% du territoire du Québec et sont d’une importance absolument cruciale pour la régulation des systèmes hydriques, pour la biodiversité qu’ils abritent et pour leur capacité à stocker le carbone. À cet égard, les tourbières sont les championnes toutes catégories. Au Québec, elles concentrent dans leurs entrailles environ la moitié du carbone terrestre selon unpointcinq.ca ! Dans une perspective d’urgence climatique et de déclin dramatique de la biodiversité, ces milieux devraient être protégés envers et contre tout. Pour citer M. Trudeau « Ce n’est pas le moment de nous demander si nous devons agir ».
Des occasions ratées
Malheureusement, les zones humides ont trop souvent été considérées comme du terrain gaspillé, parce que non utilisé. Dans les années 1990 et 2000, 2 500 ha de milieux humides - soit 3 500 terrains de soccer - ont été perdus par année ! Plusieurs d’entre eux ont tout bonnement été remblayés parce qu’on trouvait plus utile de les remplacer par des infrastructures urbaines ou routières.
Grâce à un développement accru des connaissances scientifiques à leur égard, une certaine prise de conscience de l’importance capitale des milieux humides a eu lieu ces dernières années. La Loi sur la qualité de l’environnement stipule qu’avant d’avoir le droit d’intervenir sur un milieu humide, tout doit être fait pour tenter d’éviter de le détruire. De son côté, la Loi concernant la conservation des milieux humides et hydriques se fixe comme premier objectif « d’éviter les pertes de milieux humides et hydriques ». Cependant, au nom d’une conception du progrès désormais dépassée, elle n’empêche pas réellement les projets aberrants de continuer à grignoter les écosystèmes humides. En outre, dans les faits, on attend encore la restauration de milieux humides qu’est censée permettre la compensation financière versée par les promoteurs détruisant des milieux humides. Un reportage publié en octobre 2021 dans La Presse rapportait que, quatre ans après l’adoption de cette loi, « aucun projet de restauration ou de création [n’avait encore été] complété ».
Une autoroute dans une tourbière !
Au Saguenay, le projet de prolongement de l’Autoroute 70 vers La Baie illustre bien le drame d’une société qui traite avec nonchalance son patrimoine naturel. La trajectoire prévue met en péril une importante tourbière de la région au détriment d’une énième infrastructure favorisant l’auto solo et l’étalement urbain. La biologiste Line Rochefort, professeure à l’Université Laval et spécialiste des tourbières, s’en désolait dans les pages du Progrès : « C’est une tourbière exceptionnelle, avec quatre à cinq mètres d’épaisseur de sphaigne ». Faut-il vraiment la sacrifier pour un tronçon d’autoroute que le trafic routier justifie à peine ? Comment justifier une dépense de 44 millions $ de fonds publics pour chacun des 7 km prévus, alors que les connaissances acquises depuis 2002 — lorsque le BAPE avait initialement évalué le projet - nous incitent à le remettre en question ?
Le gouvernement du Québec s’est présenté au lancement de la COP15 comme un défenseur de la biodiversité : « moralement, nous ne pouvons pas laisser aux générations futures la responsabilité de corriger nos erreurs car malheureusement, si nous sommes ici aujourd’hui, c’est parce que collectivement, nous n’avons pas, jusqu’à présent, accordé à la biodiversité toute l’importance qui aurait dû lui être accordée », a déclaré M. Legault le 15 décembre dernier . Ne pourrait-il pas aller plus loin que ces belles paroles et démontrer le sérieux de ses ambitions en imposant un moratoire sur les projets qui menacent de précieux écosystèmes, surtout lorsqu’il y aurait moyen de faire mieux et autrement ? Dans certains cas, comme celui de la création d’un vrai réseau d’aires protégées et la protection d’espèces que plusieurs estiment en danger, l’action rapide s’impose avant que les habitats ne soient mis à sac. Cependant, quand il s’agit de donner l’autorisation de détruire et de tuer, se donner le temps d’une vraie réflexion en amont est la voie la plus judicieuse. Il est essentiel de prendre le temps d’intégrer les savoirs développés par les personnes qui habitent ce Territoire comme les Pekuakamiulnuatsh ainsi que les données scientifiques actuelles plutôt que de ne miser que sur la croissance à tout prix !