Chronique|

Découvrira-t-on de nouveaux éléments loin dans l’espace?

SCIENCE AU QUOTIDIEN / «Est-ce possible qu’il existe, quelque part dans le vaste univers, des éléments chimiques qui ne sont pas présents sur Terre et qui ne sont donc pas inscrits à notre tableau périodique ? Y a-t-il des preuves scientifiques montrant que de tels éléments pourraient exister ?», demande Anne O’Neill, de Québec.


Le «tableau périodique» dont parle Mme O’Neill est une classification des éléments chimiques selon certaines de leurs propriétés. Au XIXe siècle, le chimiste russe Dmitri Mendeleïev avait observé que quand on classait les éléments du plus léger au plus lourd, des caractéristiques et comportements chimiques revenaient périodiquement, de manière prévisible.

Il s’est servi de ces répétitions pour organiser les éléments connus de l’époque dans un tableau, ce qui lui fit remarquer qu’il y avait des «trous» dans son tableau — c’étaient le gallium, le germanium et le technétium, qui n’avaient pas encore été découverts, mais dont Mendeleïev a pu prédire les caractéristiques chimiques grâce à son tableau.

Or les trous du tableau ont tous été bouchés depuis. C’est le nombre de protons, ces particules électriquement chargées dans le noyau des atomes, qui détermine la nature chimique d’un élément, et on connaît des atomes qui ont tous les nombres de protons possibles pour faire des noyaux stables, des plus petits (l’hydrogène à un proton, l’hélium qui en a deux, le lithium avec trois, etc.), jusqu’au plus lourd qui existe naturellement de manière stable, soit l’uranium (92 protons). On peut donc penser qu’il n’y a pas d’autres éléments à découvrir ailleurs dans l’espace.

Et ce n’est pas très étonnant, dit René Roy, chercheur retraité en physique nucléaire de l’Université Laval. «S’il y avait eu d’autres éléments, on les aurait vus», dit-il. D’une part parce que les télescopes sont capables d’analyser la composition des étoiles et d’autres objets extrêmement lointains. Et d’autre part parce que le système solaire n’a rien d’exceptionnel du point de vue de sa composition chimique : les éléments qu’on y trouve sont issus des mêmes processus qui assemblent des protons et des neutrons (une autre particule, sans charge électrique celle-là, qui constitue le noyau des atomes) partout dans l’univers.

«Si on remonte jusqu’au Big Bang, explique M. Roy, au départ il n’y avait ni protons, ni neutrons, juste de l’énergie pure. Après un certain temps, ça a donné des protons et des neutrons, et il y a beaucoup de neutrons qui sont disparus parce qu’ils ne sont pas stables seuls [ndlr : un neutron qui n’est pas associé à un ou des protons a 50% de chance de se désintégrer à toutes les 14-15 minutes environ]. Les seuls neutrons qui ont subsisté sont ceux qui ont formé des noyaux légers d’hydrogène, d’hélium et de lithium. Ensuite, dans les étoiles comme le Soleil, les noyaux d’hydrogène se fusionnent pour faire de l’hélium, puis se fusionnent à nouveau pour faire du carbone [ndlr : six protons].»

Les autres noyaux atomiques, plus lourds, se forment quant à eux à la fin de la vie des étoiles, quand celles-ci explosent en «supernova», poursuit M. Roy. Selon le type d’étoile, les éléments produits ne seront pas les mêmes : grosso modo, les supernovas d’étoiles massives fusionnent les éléments plus vite et génèrent des noyaux plus lourds que les étoiles plus légères, mais notons que la fusion de deux étoiles participe aussi à la synthèse d’éléments lourds, lisait-on récemment dans Science. Quoi qu’il en soit, l’essentiel est que la matière qui compose le système solaire est issue de ces processus, ce sont les mêmes qui prévalent partout dans l’univers, si bien que les éléments que l’on trouve sur Terre et alentours sont les mêmes qu’ailleurs.

Cela dit, cependant, il demeure possible qu’on «découvre» d’autres éléments encore jamais observés. On est en effet parvenu à créer en laboratoire des noyaux encore plus lourds que l’uranium. Le plus massif jamais synthétisé est l’«oganesson», avec 118 protons, mais ces noyaux ultra-lourds «sont très instables et extrêmement difficiles à former, dit M. Roy. […] Dans certains cas, on a seulement une poignée d’observations en laboratoire.»

Pour donner une idée, l’Union internationale de chimie pure et appliquée (UICPA, qui décide si un nouvel élément sera officiellement reconnu ou non, n’a pas placé la barre particulièrement haut en ce qui concerne la stabilité minimale pour qu’un nouvel élément soit intégré au tableau périodique : il faut (entre autre conditions, disons-le) qu’un élément existe pendant un minimum de 10-14 seconde pour être reconnu — donc un cent-millième de milliardième de seconde.

L’oganesson a une demi-vie (soit le temps qu’il faut pour la moitié d’une quantité X se désintègre) d’environ 0,5 milliseconde. En 2016, quand l’UICPA a reconnu l’oganesson, on comptait seulement une demi-douzaine d’observations depuis le début des années 2000, quand la première fut réalisée.

Si les atomes très lourds deviennent instables passé un certain seuil, c’est au départ parce que les protons sont tous porteurs d’une charge électrique positive et qu’ils se repoussent entre eux, comme des aimants. Dans les noyaux atomiques, il existe une force nommée interaction nucléaire forte (ou plus poétiquement : la force forte) qui «colle» les protons et les neutrons les uns aux autres. Cette force est plus grande que la répulsion électromagnétique des protons, et elle permet de rendre des gros noyaux stables si on y ajoute assez de neutrons, mais il y a une limite à son action parce qu’«elle est de très courte portée, explique M. Roy. Elle agit sur un rayon qui va à peine au-delà de la taille des protons et des neutrons, alors que la répulsion électromagnétique, elle, se rend jusqu’à l’infini, même si elle diminue assez rapidement avec la distance.»

C’est donc dire que dans les atomes assez gros, les protons situés de part et d’autre du noyau vont se repousser, mais leur «force forte» ne traversera pas le noyau. Plus on ajoute des protons dans le noyau, plus cette «répulsion à distance» (plus loin que l’action de la force forte) devient grande, jusqu’à ce que, passé une certaine taille, la répulsion parvienne à vaincre cette «colle» nucléaire : le noyau devient alors instable et finit, tôt ou tard, par se désintégrer. C’est pour cette raison que les noyaux très massifs n’ont qu’une durée de vie infinitésimale.

Mais peut-être qu’on finira un jour par créer (ou «découvrir») d’autres éléments encore plus lourds que l’oganesson. Et peut-être (j’insiste : peut-être) qu’ils ne seront pas si fugaces que cela. Certains calculs théoriques suggèrent en effet qu’il pourrait y avoir un «îlot de stabilité» où des noyaux ultra-lourds, ayant autour de 112-115 protons et 180 neutrons, demeureraient relativement stables, avec des demi-vies se comptant en jours, voire en années. Mais pour l’heure, dit M. Roy, «ce sont des arguments de théoriciens qui n’ont pas été vérifiés expérimentalement».

À suivre, donc.

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PRÉCISION (9 déc. 2022) : Une version antérieure de ce texte a été corrigée pour mentionner les bons éléments dont l’existence avait été prédite par Mendeliev, soit le gallium, le germanium et le technétium — et non le bore, l’aluminium et le silicium, comme l’indiquait par erreur la première version. Mes excuses.