Chronique|

Membre fantôme, une vie après la mort

On peut ressentir un membre coupé du reste de son corps des années après l’avoir perdu. Le phénomène est si réel qu’il touche près de 90% des personnes amputées, dont une grande proportion vit avec des douleurs fantômes.

CHRONIQUE / En cette veille d’Halloween, je pourrais vous présenter le sujet des membres fantômes comme un bon vieux film d’horreur… surtout que pour vivre l’expérience, il faut généralement passer sous le bistouri. Mais au lieu de verser dans le drame qui précède une ou des amputations, j’aborderai plutôt ces sensations fantômes comme son nom l’indique, soit l’existence spectrale d’un membre qui n’est plus.


Contrairement à la présence des esprits dans notre univers, les membres fantômes ne relèvent pas d’un phénomène paranormal. Ils sont bien réels et abondamment documentés par la communauté scientifique. L’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle a d’ailleurs permis d’observer l’activité cérébrale d’une personne amputée qui bougeait les doigts de sa main fantôme. 

C’est en 2016 qu’une équipe du laboratoire «Main et Cerveau» du département des neurosciences de l’université d’Oxford en Angleterre a démontré que les personnes amputées conservaient une image très précise du membre manquant malgré les années qui les distançaient d’avec l’amputation.

On peut donc ressentir un membre coupé du reste de son corps des années après l’avoir perdu. Le phénomène est si réel qu’il touche près de 90% des personnes amputées, dont une grande proportion vit avec des douleurs fantômes.

Avec mes quatre membres amputés, je peux le confirmer: je ressens toujours mes dix doigts et mes dix orteils, et ce, dix ans après que le choc septique m’en eut privé. Heureusement, ce sont des sensations fantômes qui m’habitent au quotidien. Outre les douleurs qu’il m’arrive encore de subir à l’occasion, j’ai appris à aimer mes membres fantômes et même à m’en servir.

La sensation est très semblable à un membre ankylosé que l’on tente de bouger après être resté trop longtemps dans une mauvaise position. Vous avez sûrement déjà fait l’expérience de vous retrouver avec une jambe engourdie… vous savez, lorsque vous ressentez des milliers de fourmis qui vibrent sur place jusqu’à ce que la circulation soit rétablie? C’est à peu près pareil.

Le fourmillement se limite au volume qu’occupait le membre avant son amputation. Je sens donc mes bras et mes jambes, mais avec une perception plutôt floue. L’intensité de la vibration varie, si je m’attarde à les ressentir, ça s’amplifie. Si, au contraire, j’ai d’autres préoccupations qui emplissent mes pensées, je peux presque les oublier. Le fourmillement est à son plus fort lorsque je vois, par exemple, quelqu’un se cogner le gros orteil ou se blesser à un bras. 

De la même façon que si on évite un accident de la route de justesse, les fourmis dévalent mes membres jusqu’aux extrémités à la vitesse de l’éclair. Paradoxalement, c’est au moment où je suis le plus détendue, tout juste avant de sombrer dans le sommeil, que je perçois mes membres fantômes le plus distinctement possible.

Au début, je trouvais ces nouvelles sensations très inconfortables. J’avais la nette impression que mes doigts étaient recroquevillés, les uns par-dessus les autres, mais dans une position anormale. Je me souviens que pour remédier à ce désagrément, je secouais mes moignons pour «démêler» mes doigts fantômes.

Amputée après les coudes, je sens mes mains fantômes comme si elles se situaient à l’intérieur de mes moignons, tout au bout. Tandis que pour mes jambes amputées au-dessus des genoux, je les sens presque à la bonne place. En fait, j’ai plusieurs distances possibles que je ne contrôle guère; près des moignons comme au niveau des pieds. Mais d’une façon ou d’une autre, mes sensations fantômes sont toutes aussi utiles lorsque je porte mes pièces de robots.

Quand j’enfile mes prothèses de jambes et que je marche quelques minutes, il y a une sorte de magie qui s’opère. Mes pieds fantômes semblent se rendre jusque dans mes souliers et tout à coup, ma démarche est plus assurée, plus naturelle. Alors que pour contracter les bons muscles qui commandent l’ouverture ou la fermeture de mes prothèses de mains, je lève ou je baisse mon poignet fantôme. Et si je veux passer en mode rotateur, je tends les doigts de mes mains fantômes vers l’avant. 

Ce geste invisible est pourtant perçu par les deux électrodes qui, actionnées simultanément, font tourner le poignet de ma prothèse sur 360 degrés. C’est très pratique pour ouvrir un tube de peinture, mais c’est aussi très drôle de faire tourner ses mains comme personne d’autre!

Bien que jusqu’ici, je crois avoir réussi à éviter le récit d’un effroyable film d’horreur dans cette chronique, voilà qu’il devient difficile de rester dans le genre «familial» à saveur de science-fiction…

En effet, il arrive que des douleurs fantômes m’infligent une vraie torture quelques fois par année. Affectant toujours mes membres inférieurs, les douleurs s’attaquent à mes mollets, mais surtout à mes pieds. 

Je peux me réveiller en pleine nuit sous le coup d’une puissante décharge électrique. La douleur fulgurante dure quelques secondes, mais elle revient chaque minute, et ce, durant de 4 à 12 heures. C’est épuisant et très souffrant. Le rythme est un peu plus accéléré que lors des contractions d’une femme enceinte sur le point d’accoucher, mais sans le bonheur et la fébrilité d’un beau bébé en guise de récompense.

Certains amputés décrivent ces douleurs fantômes comme si on écrasait leurs orteils à l’aide d’un marteau ou comme si un tisonnier chauffé à blanc était enfoncé dans leur pied. D’autres perçoivent les ongles de leurs doigts être arrachés ou en train de s’enfoncer dans leur main refermée en un poing. 

Moi, la plus fidèle image que j’ai trouvée pour rapporter ce que je ressens est celle d’un coquin qui s’amuse à m’éventrer le dessus de mon pied pour jouer avec mes nerfs, comme on gratte les cordes d’une guitare. Évidemment, la mélodie qui accompagne la souffrance n’est pas du tout mélodieuse… je ne peux m’empêcher de pousser un petit cri étouffé.

C’est terrible quand une crise me frappe en pleine nuit, mais ce n’est pas plus drôle quand j’essaie de peindre ou de manger un bon repas. À chaque éclair de douleur, j’ai l’impression que mon cœur arrête de battre et que ma pression sanguine est dans le tapis. Heureusement, des relaxants musculaires en comprimés atténuent la souffrance en attendant que la crise cesse aussi subitement qu’elle a commencé.

Les scientifiques ne savent toujours pas avec précision ce qui déclenche les douleurs fantômes. Par contre, ils sont convaincus que le problème n’est pas d’ordre psychologique, mais bien neurologique et cherchent encore aujourd’hui des solutions pour soulager les amputés.

 La représentation du membre par un casque de réalité virtuelle semble aider les cas les plus récalcitrants. Il y a aussi la technique du miroir qui, lorsque posé de façon à refléter le membre encore présent, semble rétablir les connexions perdues du membre amputé dans le cerveau. Encore faut-il avoir un membre complet pour que ça fonctionne. Reste que la cause des douleurs est directement liée avec le fait que les nerfs ont été sectionnés.

Un hypnologue m’a déjà contactée pour me proposer des séances qui finiraient par me faire «oublier» mes membres fantômes… ce que j’ai aussitôt refusé. Non seulement les sensations fantômes me sont utiles, mais elles sont aussi très réconfortantes. Quand on a passé 34 ans à avoir ses deux bras et ses deux jambes, c’est rassurant de les sentir auprès de soi malgré leur absence. Un peu comme sentir dans son cœur la présence d’un être cher disparu.

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Artiste peintre, conférencière, auteure… et quadruple amputée, Marie-Sol St-Onge partage sa façon de voir les choses qui l’entourent. Un angle de vue différent, mais toujours teinté d’humour et de positivisme.