Mes collègues de l’Équipe d’impact l’ont bien démontré cette semaine, on voit maintenant des camps dans des villes comme Saguenay, Sherbrooke et Trois-Rivières, ce qui n’est pas si surprenant, mais aussi des plus petites villes comme Granby ou Drummondville ou Victoriaville.
Du moins, elle est maintenant plus visible, parce que c’est une évidence qu’il y en avait déjà, mais l’itinérance invisible passe, évidemment, inaperçue.
Lorsqu’on parle de l’itinérance, on fait souvent le portrait des personnes itinérantes. On se demande comment cette personne fait pour vivre dans ce contexte, on se demande pourquoi, on se demande comment l’aider. Il y a un regard très individuel.
Sauf que l’itinérance est un phénomène «multidimensionnel et complexe influencé par des facteurs interpersonnels et structurels», comme le résume le Deuxième portrait de l’itinérance au Québec, publié en 2020. Regarder l’itinérance que sous un angle individuel est une erreur qui empêche de saisir l’ampleur de la dynamique.
Il y a des facteurs plutôt faciles à imaginer, comme le coût de la vie et la crise du logement. Ces deux facteurs font rusher bien des gens, incluant ceux et celles qui ont des revenus décents.
Lors de la plus récente crise du 1er juillet, certaines personnes se sont retrouvées à la rue. La montée du prix des loyers est trop intense. On a eu des histoires de personnes qui vivent dans leur voiture et qui appréhendent l’hiver qui arrive.
En ce moment, on vit une crise du logement particulièrement intense, mais la question du logement abordable et sécuritaire, c’est un enjeu mis de l’avant depuis dix, quinze, trente ans. C’est documenté, il y a des études sur l’impact du manque de logements pour la société et sur la population et l’itinérance est un de ces impacts.
La précarité économique est aussi incontournable. Selon le gouvernement canadien, le revenu nécessaire afin de ne pas nuire à sa santé, pour une personne seule, est de 20 767 $ (mesure du panier consommation surnommée MPC). Ça, c’était en 2021, avant l’inflation galopante.
On ne parle pas ici de sortir de la pauvreté ou de subvenir à tous ses besoins, juste réussir à payer les besoins de base, comme le logement, l’épicerie, les vêtements, la passe d’autobus.
Une personne sur l’aide sociale, au Québec, reçoit 726 $ par mois, environ 8712 $ par année. C’est 12 000 $ sous le seuil considéré comme nécessaire pour survivre.
Quand on sait qu’un logement d’une seule pièce se loue en moyenne 550 $ à Sherbrooke, pas surprenant que plusieurs se retrouvent dans un cul-de-sac financier.
Les loyers peuvent gober la moitié du revenu d’une personne au salaire minimum. Un trois et demi, en moyenne à Sherbrooke, c’est 860 $ par mois, soit 10 320 $ par année. Or, une personne au salaire minimum fait environ 21 800 $ après les retenues fiscales. C’est une sorte de funambulisme financier, toujours sur le bord de tomber.
Il faut aussi comprendre que les inégalités sociales se creusent. Pendant que les personnes les plus riches s’enrichissent, les personnes les plus défavorisées ne suivent pas la montée du coût de la vie.
Selon l’Observatoire québécois des inégalités, «le Canada a connu une hausse des inégalités de revenu qui a persisté pendant quatre décennies.»
L’indice de Gini essaie de mesurer l’évolution des inégalités économiques dans une société. Elle prend compte du salaire, mais aussi du patrimoine. Sur cette échelle, 0 signifie que tout le monde a le même revenu et 1 signifie qu’une seule personne possède tout et que les autres n’ont rien. Entre 1978 et 2018, cet indice est passé de 0,38 à 0,43 au Canada. Ça peut paraitre peu, mais la tendance ne va pas dans la bonne direction.
Pour rappel, il y a 100 ans, un patron faisait peut-être 20 fois le salaire des employés; aujourd’hui, il n’est pas rare de voir une direction générale faire 200 fois le salaire moyen des équipes de travail.
Marginalisation
Ça, c’est le plus facile à saisir. On a des données et c’est facile comprendre qu’une personne qui en arrache financièrement peut se retrouver à la rue. Mais ce n’est qu’un facteur parmi d’autres. L’argent n’est pas la seule façon d’en arracher ou la seule chose qui peut isoler une personne.
Déjà, les différentes stigmatisations et exclusions sociales peuvent créer des situations d’itinérance, comme le sexisme, l’homophobie, la transphobie, l’âgisme, etc. Même si on parle souvent d’inclusion, la réalité, c’est que ces discriminations sont encore légion et scrappent encore trop de vies.
Le phénomène des portes tournantes a aussi un impact. Ça, c’est, par exemple, lorsqu’une personne se présente pour un enjeu de santé mentale et que le soin donné est ponctuel. La personne va peut-être aller mieux quelques semaines, mais sans suivi, sans accompagnement, l’enjeu de fond va revenir, retour dans le système de santé, même «traitement», et ainsi de suite. En plus de coûter cher à la société, à moyen et long terme, cette personne s’enfonce dans un cercle vicieux qui peut mener à la rue. Ça magane être traité comme ça. Ce problème est bien connu des milieux professionnels, mais les politiques ministérielles ne s’y attardent pas tant que ça.
Comme société, on n’offre peu voire aucune ressource à des gens qui en auraient besoin pour réintégrer la société, comme les personnes qui sortent de prison, les jeunes qui sortent de la DPJ, les personnes qui sortent du système de santé.
Ajoutons à tout ça que certaines villes repoussent les personnes itinérantes. Inévitablement, quand des villes comme Montréal ou Québec déploient diverses tactiques pour que les beaux quartiers touristiques ou commerciaux soient exempts d’itinérance visible, celle-ci ne disparait pas par magie, elle se déplace, vers les quartiers voisins, vers les périphéries, vers d’autres villes.
Sans parler qu’on ne fait pas de place à la marginalité. Je ne parle pas ici des personnes excentriques. Ce n’est pas vrai que tout le monde rêve de posséder une maison, que tout le monde fitte dans le moule du citoyen-travailleur-consommateur. Ces personnes ont-elles de réelles options? Permet-on vraiment d’autres modes de vie? Juste l’idée d’une commune comme lieu d’habitation semble folle et pourtant, ce serait simple à mettre en place ou à permettre. On n’est pas obligé de compliquer la vie des celles et ceux qui voient la vie différemment.
Quand on parle d’itinérance, il faudrait sortir des notions de pitié ou de condamnation. Ce qui manque souvent, c’est une compréhension des enjeux sociaux, et plus encore, du respect et une ouverture d’esprit.
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