Chronique|

Le mur de Roxham

Les migrants irréguliers qui entrent au Canada par le chemin Roxham sont toujours aussi nombreux et ils se sont invités dans la campagne électorale québécoise.

CHRONIQUE / Ils arrivent en taxi par milliers, au terme d’une traversée désormais bien huilée par des passeurs hyper organisés. Les migrants irréguliers qui entrent au Canada par le chemin Roxham sont toujours aussi nombreux et ils se sont invités dans la campagne électorale québécoise. On évoque un mur à la Trump ou encore le scandale des commandites. Par-delà l’enflure, force est d’admettre qu’Ottawa fait preuve d’une grande surdité en ne se montrant pas plus préoccupé par la situation en général et l’essoufflement du Québec en particulier.


La nouvelle a fait grand bruit: une compilation effectuée par Radio-Canada cette semaine a évalué à environ un demi-milliard de dollars la facture épongée par Ottawa depuis 2017. En fait, le total est bien plus élevé encore, indique le ministère de l’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté. À elle seule, la compensation financière versée par Ottawa aux provinces et aux villes qui hébergent ces migrants s’est élevée à 534,5 millions de dollars de 2017 à 2020 (dont 374 millions versés au Québec). Il faut ajouter à cela les compensations au-delà de 2020, l’hébergement fourni et payé directement par Ottawa, les infrastructures d’accueil construites sur place et le coût de location des terres privées sur lesquelles ces installations s’érigent.

Sachant le chemin Roxham peu populaire, à peu près tous les chefs ont mis leur grain de sel sur la route électorale. François Legault s’est adonné à une petite règle de trois pour prédire que le Québec recevra 36 000 migrants irréguliers cette année et ainsi brandir un beau gros épouvantail. Éric Duhaime, qui avait proposé la construction d’un mur lorsqu’il était animateur radio, n’a pas renié ses propos passés. Paul St-Pierre Plamondon, lui, a établi un parallèle avec le scandale des commandites.

Tous sont coupables d’exagération électorale. D’abord, le nombre de migrations irrégulières fluctuant beaucoup d’un mois à l’autre, on ne peut extrapoler le total de l’année sur la base des premiers mois. Ensuite, si le gouvernement libéral fédéral a signé, sans appel d’offres, des contrats avec un donateur libéral, c’est parce qu’il avait besoin de louer les terrains près du chemin Roxham pour s’y installer et qu’il a dû faire affaire avec le propriétaire de l’endroit. (Cela n’empêche pas le Bloc québécois de prétendre que les libéraux ne règlent pas le problème pour gâter un ami!) Enfin, est-il nécessaire de rappeler que la frontière terrestre canado-américaine s’étire sur plus de 5000 kilomètres, dont plus de 800 au Québec, et que la construction d’un mur serait, comment dire, un projet pharaonique?

Ces précisions faites, on est en droit de critiquer la position d’Ottawa. Il faut quand même se rappeler que cette situation a débuté par le gazouillis de Justin Trudeau publié à l’occasion de l’arrivée de Donald Trump à la présidence américaine en janvier 2017. «À ceux qui fuient la persécution, la terreur et la guerre, sachez que le Canada vous accueillera indépendamment de votre foi. La diversité fait notre force», avait-il écrit sur Twitter. Cet été-là, les migrants haïtiens ont découvert le chemin Roxham. Cinq ans plus tard, en date de juin 2022, un total de 67 805 migrants sont entrés de manière irrégulière. Des 54 436 dossiers traités, 52% ont été acceptés, 36 % ont été rejetés et 12 % ont été retirés par le demandeur.

Pourquoi ces gens peuvent-ils contourner si facilement les procédures régulières de migration? Grâce à l’Entente sur les tiers pays sûrs. Cette entente, signée entre le Canada et les États-Unis en 2004, établit qu’un réfugié doit loger sa demande d’asile dans le premier pays sécuritaire où il met les pieds. La logique étant que lorsqu’on est menacé, on ne magasine pas sa terre d’accueil. Comme le Canada est bordé par de vastes étendues d’eau ou, au Sud, par les États-Unis, toute personne entrant au pays par voie terrestre est renvoyée vers les États-Unis d’où elle arrive nécessairement. Mais il y a une faille: si quelqu’un entre ailleurs que par un poste frontalier officiel, l’entente ne s’applique pas et le Canada doit l’accueillir. C’est cette faille qui est exploitée au chemin Roxham.

À Ottawa, les partis d’opposition soulèvent de manière régulière le problème et proposent chacun leur solution. Le Bloc québécois et le NPD demandent la suspension de l’Entente sur les tiers pays sûrs. C’est ce que réclament aussi des groupes de défense des demandeurs d’asile, qui plaideront d’ailleurs leur cause devant la Cour suprême du Canada jeudi prochain. On peut pourtant douter de l’efficacité de cette mesure.

L’Entente permet au Canada de renvoyer vers les États-Unis les migrants qui arrivent à l’un de ses 117 postes frontaliers officiels. Sans elle, non seulement le Canada ne pourrait pas davantage renvoyer les migrants passant par Roxham, mais il perdrait le droit de les renvoyer partout ailleurs. On comprend que pour le NPD, cette position cadre avec sa logique généralement plus favorable aux migrations. Au Bloc, on fait plutôt le calcul que la standardisation du traitement des migrants amènera ceux-ci à se répartir plus uniformément le long de la frontière et ainsi réduire la pression sur le Québec.

Le Parti conservateur estime pour sa part qu’il faut renégocier l’Entente avec les États-Unis pour qu’elle s’applique partout. Belle solution magique! Car c’est précisément ce que tente de faire l’actuel gouvernement, sans succès. En coulisses libérales, on concède que les États-Unis ne sont pas pressés de colmater une brèche qui les accommode…

Une autre solution?

Une autre solution jamais abordée mériterait d’être examinée: la transformation du site de Roxham en poste frontalier officiel. Le Canada n’a pas besoin de l’accord des États-Unis pour le faire, confirme-t-on au bureau du ministre de la Sécurité publique. Dès que le poste de Roxham serait officiel, l’Entente sur les tiers pays sûrs s’y appliquerait. Les autorités canadiennes devraient seulement transporter les migrants refoulés jusqu’à un autre poste américain officiel (en présumant que les États-Unis n’en ouvriraient pas un à Roxham).

Le gouvernement rétorque que cela ne ferait que déplacer le problème et mettre en danger les personnes qui emprunteraient des routes moins sécuritaires. Mais est-ce vraiment le cas? Ne peut-on penser que si le chemin Roxham est si populaire, c’est en partie parce que l’emprunter est d’une facilité déconcertante? Le phénomène des migrations irrégulières était si peu fréquent avant 2017 que le ministère ne compilait même pas de données sur le sujet. Certes, les migrants qui passaient clandestinement la frontière sans être détectés finissaient par déposer une demande d’asile dans une ville. Mais la vérité est que depuis la popularisation du chemin Roxham, le total des demandes d’asile au Canada, tous canaux confondus, a bondi: d’un creux de 10 000 en 2013, il a atteint 64 000 en 2019 (dernière année non pandémique complète).

Invitée à commenter l’idée d’Éric Duhaime, mercredi, la ministre Diane Lebouthillier a lancé qu’«on ne veut pas créer des murs. Au contraire, on veut bâtir des ponts». Mais avec ce genre de déclarations suintant la naïveté, Ottawa envoie le message qu’il n’entend pas les préoccupations québécoises et ouvre la voie aux exagérations électorales les plus déplorables.