Chronique|

Quand le bleu fait voir rouge au orange

Le chef du NPD Jagmeet Singh

CHRONIQUE / Quelle mouche a donc piqué le NPD? Mardi, pour souligner l’entrée en scène de Pierre Poilievre à la Chambre des communes, le parti de Jagmeet Singh s’est fendu d’une salve de publicités négatives. «Il n’est pas là pour vous», scande la courte vidéo à propos du leader conservateur. Oui, on a affaire à une effronterie badine: le NPD n’a visiblement pas pu résister à la tentation de servir aux conservateurs leur propre médecine. Mais cette sortie démontre aussi que M. Poilievre dérange, et pas seulement ceux que l’on croit.


La publicité néodémocrate est en tous points similaire à celles que les conservateurs avaient produites de 2009 à 2011 pour dénigrer le chef libéral d’alors, Michael Ignatieff. Sur des images statiques de Pierre Poilievre se juxtaposent graduellement, comme tapées à la dactylo, des allégations à son sujet. «Il est l’ami des grandes entreprises et de l’élite», lit-on. Le «il n’est pas là pour vous» calque mot pour mot le slogan conservateur d’il y a 13 ans. Le clin d’œil est certes amusant, mais il trahit une certaine nervosité.

Pierre Poilievre a peut-être mené une course à la chefferie en exploitant la colère anti-sanitaire, mais il a aussi tablé sur la difficulté grandissante des citoyens à remplir leur réservoir et à mettre du pain et du beurre sur la table. Ce n’est pas qu’une figure de style. En un an, le prix de l’essence a bondi de 22%, selon Statistiques Canada, celui des produits de boulangerie de 15,4% et celui des produits laitiers de 7%. Ce discours terre-à-terre recoupe celui de Jagmeet Singh qui ne cesse de dire qu’il «se bat» pour les citoyens.

Le chef du Parti conservateur du Canada Pierre Poilievre

Pierre Poilievre volerait donc des votes au NPD? Vu du Québec, cette affirmation semble étrange tellement on place ces deux formations politiques aux antipodes du spectre politique. Pourtant, ailleurs au Canada, les partis conservateurs et néodémocrates ont en commun des racines populistes et rurales et sont souvent des vases communicants. En Saskatchewan, les gouvernements alternent entre les néodémocrates et un parti de droite (qui s’appelle «conservateur» ou «saskatchewannais») depuis 1971. Au Manitoba, l’alternance bleu-orange se déploie depuis la fin des années 1950. En Alberta, l’hégémonie conservatrice n’a été interrompue qu’une fois, en 2015, et c’était par le NPD. C’est encore le parti de Rachel Notley qui menace de remplacer les conservateurs au prochain scrutin. Au fédéral, ces trois provinces élisent des bleus ou des oranges, mais rarement des rouges.

La publicité du NPD met en lumière le fait que Pierre Poilievre dit se battre pour les gagne-petit, mais ne s’attaque pas aux profits des grandes entreprises. Admettons qu’il n’y a pas que les «méchants» conservateurs qui refusent de s’adonner à la chasse à la richesse. Des fiscalistes ont maintes fois remis en question l’efficacité d’une telle approche. Mais le NPD ne se trompe pas sur un point: les conservateurs ne sont pas toujours cohérents dans leur défense des moins fortunés.

Jeudi, pour sa première confrontation aux Communes avec Justin Trudeau en tant que chef — confrontation qui n’a pas produit les flammèches anticipées —, Pierre Poilievre a déployé une seule et même ligne d’attaque: devant l’inflation galopante, le gouvernement libéral doit s’engager à ne hausser aucune taxe et aucun impôt. Le problème, c’est qu’il inclut dans les «taxes» ne devant pas augmenter les cotisations à l’assurance-emploi et au Régime de pensions du Canada (RPC).

À compter du 1er janvier prochain, les cotisations à l’assurance-emploi passeront de 1,58$ à 1,63$ par 100$ de revenu assurable. Pour un travailleur, cette hausse se traduira dans le pire des cas par un coût supplémentaire d’environ 30$ par année. Les cotisations ne sont pas fixées par le gouvernement, mais par une commission indépendante dont le mandat est d’équilibrer le compte d’assurance-emploi sur un horizon de sept ans. Cette façon de faire empêche le gouvernement fédéral de renflouer ses coffres sur le dos des chômeurs comme il l’avait fait dans les années 1990 tout comme elle assure la viabilité du programme. Les conservateurs pensent-ils qu’on devrait amenuiser la protection des chômeurs afin de garder les cotisations plus basses? Ces cotisations ont, en passant, oscillé entre 1,73$ et 1,88$ lorsqu’ils étaient eux-mêmes au pouvoir.

Quant au RPC, les cotisations passeront en 2023 de 5,7% à 5,95% des revenus assurables, pour un coût additionnel d’au plus 202$ par an. Pourquoi? Parce qu’Ottawa a enfin décidé il y a quelques années de bonifier la retraite des Canadiens qu’à peu près tout le monde estime insuffisante. Les hausses permettront à terme de bonifier de 50% les prestations aux aînés. C’est de l’argent que les travailleurs se versent à eux-mêmes. Les conservateurs s’opposent-ils à augmenter le niveau de vie des retraités?

Le premier ministre Justin Trudeau et son épouse, Sophie Grégoire, lors de leur arrivée à la chapelle Saint-Georges, à Windsor, pour les funérailles de la reine Élisabeth II lundi.

C’est la faute à la Reine

Du côté libéral, c’est l’interprétation de la chronologie faite par les conservateurs qui agace. Les conservateurs aiment en effet dire que l’arrivée de leur nouveau chef a motivé Justin Trudeau à présenter une réponse à l’inflation et à envisager un relâchement des mesures sanitaires. En fait, la responsable est plutôt… la reine Élisabeth II.

Le premier ministre avait l’intention de présenter son bouquet de mesures anti-inflation de 4,6 milliards de dollars (remboursement de TPS doublé, hausse de l’aide au logement, instauration d’une prestation dentaire) avant l’élection de Pierre Poilievre, mais le décès royal l’a obligé à reporter ses plans. Idem pour les mesures sanitaires, qui doivent être revues ou reconduites d’ici le 30 septembre. Le comité ministériel COVID a déjà fait sa recommandation, mais il faut encore que M. Trudeau, à qui revient la décision finale, soit breffé. Cela aussi aurait dû arriver avant le couronnement de M. Poilievre, mais…

L’arrivée de Pierre Poilievre au poste de chef de l’Opposition officielle n’a peut-être pas encore ébranlé les colonnes du temple, mais elle dérange décidément déjà bien du monde, de tous les côtés.