Chronique|

Le deuil de la moutarde

La pénurie de moutarde de Dijon s’ajoute aux nombreuses pénuries que le monde connaît actuellement.

CHRONIQUE / Ce n’est qu’un petit pot de moutarde de Dijon. Un condiment parmi tant d’autres qui meuble depuis toujours les tablettes de mon frigo. Mais cet été, en France, ce petit pot de moutarde est devenu pratiquement aussi rare et précieux que les dernières pépites de la ruée vers l’or du Klondike. Une pénurie qui nous atteindra certainement d’ici quelques semaines et qui est devenue à elle seule un autre symbole démontrant que la chaîne, pour bien des secteurs de l’économie, est en train de débarquer. Et que ce sera à nous d’adapter nos habitudes à ces bouleversements.


C’était le principal sujet de discussion au supermarché du village de Passy, là où nous avons élu domicile pour les vacances. Devant les étagères vides de moutarde de Dijon, trois ou quatre passants qui se regardent tous et discutent. «Il paraît que c’est à travers la France, c’est partout pareil», me lancent-ils lorsque je lis attentivement la notice affichée qui me fait bien comprendre que mon sandwich au jambon et cornichon, il ne sera garni que de beurre pour les trois prochaines semaines.

Intriguée, j’en glisse un mot à ma tante qui habite Dijon. Après tout, s’il y a un endroit où il doit rester de la moutarde de Dijon, c’est bien à Dijon. Mais non, là aussi la pénurie frappe. Plus moyen de s’en procurer. Le commerce le plus touristique de Dijon en tient encore quelques pots parfumés, mais plus aucun de la recette originale, et il rationne les ventes au maximum des inventaires qui lui reste. Le marchand de moutarde de la place du marché, lui, a simplement plié bagage depuis déjà plusieurs semaines, il n’a plus rien à vendre.

Parenthèse: je sais que la moutarde de Dijon est une recette, et qu’elle n’est pas exclusive à la ville natale de la famille Vermot-Desroches, qu’elle est produite partout en Europe et qu’elle ne se limite pas qu’à la capitale de la Bourgogne. Mais avouez tout de même que l’image frappe. Je ferme la parenthèse.

À l’origine de cette pénurie? La sécheresse de l’été 2021 dans les Prairies canadiennes, là où est cultivée la principale variété de graines de moutarde dont se servent les producteurs de la moutarde de Dijon. Au mieux, la production de moutarde ne pourrait reprendre à son plein régime qu’en 2023. D’ici là, la France attendra... et le Québec ne sera certainement pas épargné dans quelques semaines, lorsque les réserves auront été vendues.

Ce n’est que de la moutarde de Dijon? Vrai!

Ce n’est ni de l’eau potable ni de l’oxygène. Et au bout du compte, qu’est-ce qui nous empêche de mettre de la mayonnaise ou de la moutarde «baseball» dans nos sandwichs?

Mais le problème est pas mal plus important que mon petit pot de moutarde. Il frappe partout, et depuis longtemps déjà. Il s’étend à une multitude de produits et services depuis plusieurs mois. Des boîtes de céréales aux préparations hypoallergènes pour nourrissons, aux matériaux de construction, au système d’éducation et de santé, aux restaurants, aux aéroports, aux concessionnaires automobiles... Je pourrais y passer toute la journée.

On a même ajouté le sirop pour la toux cet été à cette interminable liste, alors que des pénuries se font sentir en Ontario et à quelques endroits au Québec. Et un peu partout dans le monde, on commence également à parler de pénurie de pois chiches. Et ensuite, ce sera quoi?

À droite, la chaîne d’approvisionnement débarque constamment, handicapée par la hausse du coût de la vie, le contexte sociopolitique, les conflits de travail, et j’en passe. À gauche, les effets du réchauffement climatique ont des conséquences dévastatrices sur la capacité du système à fournir les aliments et produits que nous avions l’habitude de retrouver sur nos tablettes. Au centre, la pénurie de main-d’oeuvre qui se fait sentir à l’échelle mondiale force la totalité des organisations à revoir leurs façons de faire, tant sur le plan humain que monétaire, pour maintenir la cadence alors que les attentes des consommateurs ne vont jamais en diminuant.

Et à travers tout ça, il y a nous, les consommateurs. Ceux qui naviguent à travers cette nouvelle réalité qui nous surprend à chaque détour, qui nous force à revoir nos façons de vivre, à adapter ces habitudes qui nous apparaissaient tellement acquises jusque-là. Ces consommateurs à qui la facture sera inévitablement refilée, une facture qui est évidemment bien souvent liée à l’argent, mais aussi une facture humaine, qui nous questionne profondément dans nos valeurs et notre mode de vie.

Cette nouvelle réalité qui nous heurte, certes, et qui la plupart du temps fait perdre patience. Avec qui? Avec ceux et celles qui ont encore le coeur et la volonté de rester là, de continuer de donner les services, malgré tout le mal qu’ils se donnent pour y arriver.

Ceux et celles à qui il faudra aussi faire attention, pour éviter que nos gestes, nos paroles ou nos actions ne viennent aggraver ce sur quoi nous n’avons déjà pas beaucoup de contrôle.

J’ai dû faire le deuil de mon petit pot de moutarde cet été, sur les routes de l’Hexagone. Mais j’espère que son absence prolongée aura permis de réaliser qu’il n’y a jamais rien de banal dans ces pénuries, aussi innocentes puissent-elles paraître.