«Nous étions 600 au début de la guerre dans mon bataillon. Nous ne sommes plus que 20. Je ne veux plus rester ici. Je veux rentrer chez moi et voir mes enfants. Je n’ai jamais demandé à être envoyé dans le Donbass. Je ne veux pas mourir pour rien parce que l’on n’a pas d’artillerie pour nous défendre. S’il vous plait, envoyez-nous des armes lourdes.»
Anatoly (prénom fictif), 33 ans, a le débit de parole qui s’accélère et les larmes coulent sans cesse de ses yeux rougis lorsqu’il se met à nous conter sa guerre. Celle qu’il vit au quotidien. Une guerre sale, dure, à armes inégales, déplore-t-il.
Ce militaire de l’infanterie, vêtu d’un t-shirt et d’un pantalon de sport noirs, les cheveux coupés courts, est venu spontanément à notre rencontre devant l’hôpital de Bakhmut, à environ 60 kilomètres au sud de Sievierodonetsk. C’est dans cette petite ville, pilonnée aussi par l’artillerie russe, que sont conduits dans un ballet d’ambulances couleur kaki tous les soldats blessés au front.
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La guerre toute proche s’entend à Bakhmut. Elle fait trembler ses murs. Les tirs des positions de l’artillerie ukrainienne, par salves de trois ou six projectiles, tonnent à un rythme régulier. Parfois toutes les dix minutes. Elles ne font plus sursauter les rares habitants se pressant dans les rues désertes et qui ont appris à différencier les tirs sortants, sans risques, des frappes russes qui détruisent ses bâtiments. Tuent. Blessent.
Père de cinq enfants âgés de 2 mois à 10 ans, Anatoly vient tout juste d’être rapatrié du front. Avant la guerre, il était livreur de pizza à Kyiv. Lorsque les troupes russes ont envahi son pays, il s’est engagé dans les forces armées pour «ne pas rester à rien faire». Il a d’abord été de toutes les batailles pour chasser les troupes russes de Bucha, Irpin, etc, au nord-ouest de Kyiv. Puis il a été déployé dans le Donbass, entre Lysychanks et Sievierodonetsk, deux villes collées, où se déroulent les «combats les plus féroces» pour reprendre les mots récents du président ukrainien.
Et c’est là que le «cauchemar» a commencé, raconte Anatoly. «Au début, notre commandant nous a demandé de tenir notre position. Mais nous n’avions que des AK-47 pour nous défendre face aux missiles, aux roquettes, aux bombes des avions et obus des tanks russes. Nous avons même été bombardés d’obus au phosphore (munition dont l’usage dans les zones ou il y a des civils est interdit par Convention de 1980). Nous n’avons rien mangé, à part quelques rations sèches infectes, ni rien bu pendant cinq jours. On buvait l’eau de pluie accumulée dans des flaques.»
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Le militaire et ses camarades ont tout fait pour résister en espérant des renforts maintes fois promis. Et quand ils débarquaient enfin, ils étaient tout aussi peu équipés et vulnérables. «On comptait encore et encore les morts, autant de pertes humaines non nécessaires», déplore t-il.
Une ambulance arrive et se stationne derrière Anatoly. Un secouriste ouvre les portes et tend la main à un soldat. L’homme fait un pas hésitant, puis s’affale doucement sur le marchepied, en se prenant la tête entre ses mains.
Le bilan total officiel des morts dans ce conflit de tranchées et d’artillerie, pour gagner parfois qu’un misérable mètre de terrain par jour sous un déluge de feu, est tenu secret tant côté russe qu’ukrainien. Mais il est évident qu’il est vertigineux dans chaque camps. Le ministre ukrainien de la Défense a déclaré récemment qu’au moins 100 de ses soldats mourraient chaque jour. Certains officiels évoquent jusqu’à 200. Et que près de 500 étaient blessés. Le matériel aussi souffre en plus d’être souvent désuet. Certains véhicules de transport croisés sur les routes semblent tout droit sortis d’un musée de l’histoire soviétique. Et il n’est pas rare d’en voir en panne, le capot levé.
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C’est un combat à armes inégales. Tant en moyen humains que matériels. Selon le renseignement militaire ukrainien, les Russes disposeraient de 10 à 15 fois plus de pièces d’artillerie que les troupes de Kyiv.
Certes, les États-Unis, le Canada, la France, etc, ont commencé à envoyer les puissants canons de 155 mm promis. Mais arriveront-ils à temps pour sauver le Donbass et seront-ils suffisants pour couvrir une bataille qui, au total, se déroule sur près de 1100 km de front ? Ils risquent aussi la destruction par les Russes avant même leur déploiement.
Un autre soldat, âgé de 55 ans et en uniforme, intervient après avoir écouté notre conversation. Lui aussi a souhaité, pour les mêmes raisons évidentes, que l’on taise son identité. Même s’il «ne veut pas se plaindre car c’est la guerre», il tient à nous montrer une vidéo filmée il y’a quelques jours dans sa tranchée recouverte de rondins de bois. «Mon AK-47 posé là et cette mitrailleuse derrière les sacs de sable, c’est tout ce que j’avais pour défendre notre position.» Seul un petit lac le séparait des Russes. «Dès que l’on sortait la tête, leurs snipers nous ciblaient. Même la nuit. Ils ont des lunettes de visée nocturne, mais pas nous. Deux de mes camarades sont morts ainsi.»
Ce qui lui a fait le plus mal est l’attitude de civils ukrainiens pro-Russes, et donc sensibles à la propagande de Moscou, qui leur reprochaient de les bombarder. «Bien sûr c’était faux, mais pour les Russes c’était tout bénéfice de bombarder puis mettre çà sur notre dos. C’est dur de combattre quand des compatriotes ne vous font pas confiance.»
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Et il y’a les manœuvres psychologiques russes pour atteindre leur moral. À Slaviansk, toujours au nord du Donbass, un jeune démineur qui a aussi connu les bombardements au phosphore blanc qui «[vous] brûle la chair en profondeur», dénonce le traitement que réserveraient les Russes à leurs prisonniers. «Ils ont ficelé deux de nos soldats puis les ont suspendus à un arbre face à notre position, affirme-t-il. C’était clairement pour nous provoquer et nous démoraliser. Mais au contraire, ce genre de geste nous motive plus encore, et notre haine ne fait qu’augmenter.»
«Je t’aime papa»
Assis sur un muret, dans l’entrée de l’hôpital de Bakhmut, Teacher, 44 ans, fume une cigarette. Son nom de guerre trahit ses lointaines années comme professeur d’éducation physique. Il s’est engagé dans l’armée lors de la guerre de 2014 et fait désormais partie d’une unité de support psychologique. Alors il sait très bien ce qu’endurent ses compagnons d’armes. «Ceux qui vont au front sont préparés mentalement. Tout le monde croit en la victoire. On doit tenir le coup. Mais beaucoup malheureusement perdent leur combativité à force d’être pilonnés par l’artillerie et les avions russes. Mais que peuvent-ils faire avec leur AK-47 ?»
À côté de lui, un autre soldat sort de sa poche un dessin que lui a confié sa fille de 12 ans. Avec ces mots : «Je t’aime papa. Tu es le meilleur. Je t’attendrai toujours PS: ta fille.»
«Je le garde collé contre mon cœur, confie ce quadragénaire en posant la main sur sa poitrine. Il me protège et me donne de l’espoir. Regardez ces Orcs (surnom péjoratif donné par les Ukrainiens aux soldats russes), ils nous combattent pour piller, voler nos micro-ondes, nos frigos, tout ! Ils pratiquent la terre brûlée et n’ont aucun respect de la vie des autres. Ils abandonnent même leurs soldats blessés sur le champ de bataille.»
Épuisé moralement et physiquement, se sentant incapable de tenir le coup dans l’enfer de Sievierodonetsk, Anatoly avoue, toujours en pleurs, avoir pensé au suicide en se faisant exploser avec une grenade. Il a appelé sa femme pour lui faire ses adieux et lui demander de dire aux enfants que «leur père est mort pour eux, dans le Donbass». Il n’en dira pas plus.
Sur son muret, Teacher se gratte la barbe du menton avec sa main droite, l’air presque serein. «Moi je dis toujours aux gars : «La guerre c’est une loterie, et son premier prix est de rester en vie.»
Avec la collaboration de Maksym Stryzhevskyi.