Chronique|

Quand le passé prend l’avenir à la gorge

Vladimir Poutine

CHRONIQUE / J’ai passé plus de cinq années de ma vie en Russie. Je l’ai quittée il y a bientôt dix ans. Vladimir Poutine venait alors d’effectuer un retour à la présidence pour un troisième mandat après un petit jeu de chaise musicale qui en avait fait un premier ministre tout-puissant durant quatre ans, le temps de respecter sur papier la constitution tout en en violant l’esprit. Déjà à l’époque, la Russie tournait en rond. Et quand un pays tourne en rond, il lui est plus facile de glorifier un passé mythifié que de s’imaginer un avenir.


Si je souligne cela aujourd’hui, c’est parce que la logique qui a mené Vladimir Poutine à envahir l’Ukraine il y a maintenant cinq semaines est la preuve la plus tragique du marasme dans lequel il a plongé la Russie au cours de ses vingt-deux années au pouvoir.

Plutôt que de profiter des mannes pétrolière et gazière pour édifier une Russie moderne dans laquelle les talents des jeunes générations seraient mis à profit, il a entretenu un État à la philosophie mafieuse dans lequel seule compte la loyauté indéfectible à l’égard du pouvoir.



Pour prospérer dans ce contexte, la compétence et l’inventivité sont plus souvent des dangers que des atouts. Puisque la priorité de tous les échelons de la hiérarchie est de maintenir l’ordre établi, ils ont tout intérêt à étouffer les voix qui mettent en lumière les failles du système, même si – ou précisément parce que – elles sont porteuses de solutions.

Incapable de proposer un projet d’avenir à sa population, Vladimir Poutine lui a donc offert un plan de reconquête et de domination ancré dans une nostalgie impérialiste et une lecture sélective et faussée de l’histoire.

En juillet 2021, le président russe a publié un essai-fleuve de 7000 mots (un peu plus que six fois la longueur de cette chronique) intitulé Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens. Considérant les événements récents, j’aurais voulu avoir lu ce texte dès sa sortie. Or, je n’en ai appris l’existence que cette semaine. Même s’il demeurait possible jusqu’au 24 février d’y voir un simple exercice rhétorique, Vladimir Poutine y jette bel et bien les bases idéologiques de son invasion de l’Ukraine.

Dans ce texte, il s’évertue à expliquer en quoi l’Ukraine est indissociable de la Russie depuis l’ancienne Rus à la fin du IXe siècle. Pour appuyer sa thèse, il énumère une série de faits historiques triés sur le volet, présentant toutes les interventions russes sur le territoire de l’Ukraine actuelle au cours de l’histoire comme des actes de « libération », et toutes celles d’autres puissances, telle la Pologne, comme des agressions visant l’assimilation des Ukrainiens et des Ukrainiennes.



Pour lui, les élites ukrainiennes actuelles justifient l’indépendance de leur pays « en niant son passé », en mythifiant et en réécrivant son histoire pour « effacer tout ce qui nous unit ».

Il affirme néanmoins être « convaincu que c’est en partenariat avec la Russie que la véritable souveraineté de l’Ukraine est possible. Nos liens spirituels, humains et civilisationnels se sont tissés depuis des siècles, remontent aux mêmes sources, et se sont endurcis au cours des épreuves, des réalisations et des victoires communes ».

Pour conclure son essai, Vladimir Poutine assure que « la Russie n’a jamais été et ne sera jamais anti-Ukraine. Et que l’Ukraine devrait-elle être? », demande-t-il. « C’est à ses citoyens de le décider. »

À la lumière de la guerre qu’il vient de déclencher et qui coûte chaque jour la vie à des dizaines sinon des centaines d’Ukrainiens et d’Ukrainiennes à qui il n’a jamais demandé leur opinion, il serait difficile d’imaginer une affirmation plus cynique et fallacieuse.

L’Ukraine comme raccourci

Dans un entretien fort éclairant au Ezra Klein Show, un balado produit par le New York Times, l’historien américain Timothy Snyder revenait récemment sur ce texte de Poutine. À son avis, l’obsession du président russe à l’égard de l’Ukraine s’explique par la fragilité actuelle de l’identité nationale russe.

Depuis l’an 2000, le régime autoritaire de Vladimir Poutine a empêché les Russes de contribuer à la définition de cette identité à travers l’exercice de leur pouvoir citoyen. Selon Snyder, pour pallier ce manque de cohésion et de sentiment d’appartenance, il fallait donc trouver un « raccourci » aisé qui ferait oublier toutes les injustices et les inégalités.



« L’État [russe] doit leur dire : vous savez, notre problème n’est pas qu’une personne a 100 milliards de dollars ou qu’un petit groupe détient la majorité des richesses du pays. Ce n’est pas ça notre problème. Notre problème, c’est simplement que nous n’avons pas l’Ukraine. »

« Mais si vous n’êtes pas capables d’être vous-mêmes sans attaquer et absorber violemment quelqu’un d’autre, un autre pays, le vrai problème, c’est peut-être vous, votre façon de voir le monde, de vivre dans ce monde », poursuit l’historien spécialiste de l’Europe de l’Est.

Un bel avenir

Cette analyse est certainement déprimante pour l’avenir de la Russie. Mais il est surtout intéressant de noter le contraste avec la société ukrainienne actuelle dont, comme le note Snyder, les actions avant la guerre étaient « dirigées vers l’avenir ».

J’ai moi aussi eu cette impression durant les trois semaines que je viens de passer en Ukraine. À peu près personne n’invoquait des arguments historiques pour amplifier sa haine à l’égard de « l’agresseur russe ». Ce qui était sous attaque, ce qu’ils étaient prêts à défendre au péril de leur vie, c’était ce droit à un présent et un avenir en tant qu’individu et en tant que nation, bien avant une quelconque vérité millénaire pro ou anti-russe.

L’Ukraine existe et existera parce qu’ils et elles y vivent et contribuent à son développement chaque jour. C’est à cette unité citoyenne, cachée en temps normal derrière les divisions du débat démocratique, que la Russie poutinienne ne peut prétendre.

Bien sûr, la corruption demeure endémique en Ukraine, tout comme les inégalités. De nombreux autres problèmes persistent également. Mais avant l’invasion du mois dernier, il était clair que le pays était sur une meilleure voie que jamais depuis son indépendance de l’URSS il y a 30 ans.

Une amie russophone originaire de Kharkiv me le confirme. « Les relations [entre l’État et ses citoyens] ont significativement changé, au cours des huit dernières années [depuis la révolution de l’Euromaïdan]. Il n’y a plus d’impolitesse, de relations “du haut vers le bas”, ni de volonté de tromper la population, m’écrit-elle. Je me sens libre et sûre de moi. »

Dans toute cette horreur, il est permis d’espérer qu’une fois que cette guerre finira par finir, les Ukrainiens, les Ukrainiennes et leur État pourront reprendre là où ils et elles avaient laissé.

Malheureusement, on ne peut pas être aussi optimistes pour les Russes et leur pays. Du moins pas tant que Vladimir Poutine et son clan continueront d’étrangler l’avenir au nom d’un passé mythifié et destructeur.