Nella fuit Odessa

Chaque jour, la communauté juive d'Odessa organise des autocars pour transporter des réfugiés — juifs et non juifs — de l'autre côté des frontières. Plus de 3,2 millions d'Ukrainiens et d'Ukrainiennes ont fui leur pays depuis le début de l'invasion russe il y a trois semaines.

CHRONIQUE / Nous sommes en septembre 1941. Nella a quatre ans. Elle fuit Odessa avec sa mère, ses grands-parents, sa tante et son cousin. L’armée allemande est sur le point d’entrer dans la ville. Sur la route près de Mykolaïv, un avion ennemi fonce vers eux et se met à mitrailler. Un soldat soviétique qui les accompagne pousse Nella au sol dans un champ de maïs. Il la protège avec son corps le temps de l’attaque. Il l’étreint si fort que ses insignes militaires s’enfoncent en elle et lui font mal.


Quatre-vingts ans plus tard, alors qu’elle fuit pour une seconde fois Odessa assise à côté de moi dans un autocar, Nella me relate son premier exil. Elle se fie principalement à ce que sa mère lui a raconté de leur périple par la suite, mais elle se souvient parfaitement de l’épisode du soldat protecteur, imprégné dans son corps d’enfant.

Un autre souvenir sensoriel a traversé les années : celui du goût amer de la pilule rouge que lui a donné un médecin militaire un peu plus tard pour faire descendre sa fièvre après qu’elle eut attrapé froid. Un goût si insupportable qu’elle n’a pu se retenir de tout régurgiter sur le médecin.

Nella et sa famille ont fui vers l’est l’avancée allemande dans une charrette tirée par un cheval, puis en train jusqu’en Ouzbékistan. Elle a passé cinq années dans cette république soviétique, où son père a réussi ensuite à les rejoindre, avant de pouvoir rentrer à Odessa. En revenant, elle parlait parfaitement la langue locale. Elle ne se rappelle toutefois plus si c’était l’ouzbek ou le tadjik, deux langues très différentes, l’une turcique, l’autre persane.

La Seconde Guerre mondiale avait rétréci la taille de sa famille. Son grand-père paternel, originaire d’Autriche, avait cru pouvoir s’entendre avec les Allemands, dont il parlait la langue. Étant juif, il a plutôt été fusillé avec sa femme et sa fille handicapée, après que la dame chez qui ils avaient trouvé refuge les eut dénoncés, craignant pour sa propre vie. L’un des oncles de Nella, grand admirateur de Staline, avait été tué dans des combats près de Kharkiv. Un autre avait trouvé la mort en uniforme dans le Caucase.

Aujourd’hui, Nella n’a plus grand monde à perdre dans une guerre en Ukraine. Son mari est mort il y a huit ans. C’est donc seule qu’elle prend le chemin de l’exil, cette fois vers l’ouest et en raison d’envahisseurs russes, ce qu’elle n’aurait «jamais pu imaginer. Comment [Poutine] a-t-il pu leur mettre dans la tête de nous attaquer?» se demande-t-elle.

Dans l’autocar nolisé par la communauté juive d’Odessa, elle se rend à Bucarest en Roumanie, via la Moldavie. Sa fille l’attend là-bas, d’où elle l’emmènera au Danemark, où elle vit avec son second mari. Nella ne sait pas quand elle pourra revenir dans sa maison. Mais elle a bien l’intention que son exil ne soit que temporaire. «J’aime Odessa, et je ne parle pas danois», dit-elle.

L’avancée des Russes l’inquiète, oui, et les bombes qui sont tombées en périphérie d’Odessa au premier jour du conflit aussi. Mais avec toutes les réserves de nourriture qu’elle avait dans son frigo et son congélateur, elle aurait pu tenir «au moins six mois.» De toute façon, elle ne sort que très peu de chez elle. Ses jambes la font trop souffrir.

En fait, si ce n’avait été que d’elle, elle ne serait jamais partie. «Je pars pour eux», confie-t-elle, en référence à sa fille, son gendre et son petit-fils de quarante ans, qui a «presque sauté au plafond quand il a su que je m’en venais au Danemark.»

Ce n’est que vendredi après-midi qu’elle a pris sa décision finale et contacté une organisatrice de la communauté juive. «Elle m’a dit de me présenter en face de la gare ferroviaire à 8h le lendemain matin.»

Le lendemain, elle y était. Nella connaît bien la gare. Elle y a travaillé plus de 30 ans comme comptable à la cantine. Elle n’y était pas retournée depuis un bon moment et s’est surprise à la trouver transformée par de récentes rénovations.

Pour les préparatifs de départ, elle a pu compter sur deux amies, serviables et plus jeunes qu’elle, qui sont allées lui acheter une valise couleur argent. «Je n’avais même pas de valise, vous imaginez-vous!» Les dames l’ont aussi aidée à mettre de l’ordre dans son appartement, promettant de s’en occuper durant son absence.

Règles assouplies

À Chisinau en Moldavie, dans un centre pour réfugiés administré par des associations juives. Certains réfugiés prendront la direction de la Roumanie ou de l'Allemagne, mais beaucoup d'Ukrainiens et d'Ukrainiennes de confession juive peuvent bénéficier d'un processus accéléré pour obtenir un statut légal en Israël, où ils seront envoyés.

Aux frontières moldave et roumaine, Nella n’a qu’à présenter son «passeport intérieur», une pièce d’identité nationale qui, en ces jours de crise, est suffisante pour trouver refuge hors des frontières de l’Ukraine.

Profitant aussi de l’assouplissement des règles, d’autres passagères et passagers de l’autocar montrent un passeport ukrainien périmé, sans que les douaniers ne les embêtent. Pour les enfants, même un certificat de naissance permet de traverser la frontière en ce moment. Quant aux nombreux animaux de compagnie dans l’autocar, pour qui on exigeait au tout début du conflit des documents de vaccination en règle, ils peuvent désormais sortir du pays sans papier.

Quand nous arrivons à Bucarest, il est une heure trente du matin. Le voyage, entrecoupé d’une escale dans un centre pour réfugiés de la capitale moldave Chisinau, a duré plus de dix-sept heures. Nella a mal aux jambes et est exténuée. D’autant plus que durant tout le trajet, elle n’a ni mangé, ni bu, ni fermé l’œil. Elle avait apporté avec elle des provisions, mais a refusé d’y toucher. «J’ai toujours été comme ça en voyage», dit-elle.

Je repense à son premier périple d’enfant, celui pour fuir la guerre et retrouver une zone de paix. Je me dis qu’il a inévitablement laissé des traces dans la relation qu’elle a entretenue toute sa vie durant au déplacement, forcé ou de plaisance.

Je repense aussi à Genia, une petite fille d’à peu près quatre ans également qui était assise devant moi dans le premier autocar entre Odessa et Chisinau. Pendant qu’à ses côtés, sa grand-mère essuyait discrètement ses larmes avec un mouchoir en promettant par textos à ses amies restées à Mykolaïv qu’elles se reverraient «bientôt dans une Ukraine libre et heureuse», Genia, elle, dessinait insouciamment «des moyens de transport» sur une feuille blanche, se réjouissant à l’idée de retrouver bientôt son «grand-papa Pacha qui habite en Israël.»

À quatre-vingt-cinq ans, quels souvenirs gardera Genia de cet exil?