«Je serai bien, mais je serai loin» [PHOTOS + VIDÉO]

Des réfugiés quittent le poste frontalier de Siret en autobus.

POSTE FRONTALIER DE SIRET – On a vu la frontière de Siret en images. Plusieurs fois. On pense être préparés à ce qu’on va vivre aujourd’hui. La vérité, c’est qu’on ne l’est jamais tout à fait.


Parce que l’ampleur du drame humain qui se joue depuis trois semaines nous rattrape. À chaque conversation, chaque regard échangé, chaque image qui s’imprime sur notre rétine, on mesure l’immensité de la tragédie.  

Le soleil a beau briller aujourd'hui, chaque personne transporte avec elle l’étendue de sa perte et de sa peine. Ça donne le vertige quand on pense que jusqu’ici, elles sont plus de trois millions à avoir quitté l’Ukraine. Si la Pologne est depuis le début du conflit la principale destination des réfugiés, c’est la Roumanie qui est la deuxième porte d’entrée. Situé tout près de Suceava, Siret est le point de passage le plus important du pays. 

La bordure de la route y a été aménagée comme un circuit. Hors contexte, on pourrait presque se croire dans un festival de village, avec des food trucks, des tentes, des kiosques, un comptoir de gyros, de la soupe chaude, du pain, des douceurs. Sauf qu’il y a sur les visages une gravité qui freine toute méprise.

Les bénévoles sont nombreux pour accueillir les réfugiés.

Au-dessus de nos têtes, un nuage de corbeaux voile le ciel. Comme pour nous dire que ceux qui sont ici n’ont rien choisi. Personne n’a le cœur à la fête. Mais à la solidarité, oui. Les bénévoles sont nombreux pour accueillir les réfugiés. Le nombre de volontaires n’a pas diminué, même si l’afflux de réfugiés est un peu moins important ces derniers jours, nous confie le photographe Sorin Onisor, qui immortalise en images ce qui se passe au poste frontalier depuis le jour un.

Le photographe roumain Sorin Onisor.

Mircea a décidé de venir passer toutes ses fins de semaine sous la tente. Pour avoir le sentiment d’aider. Et parce que le Roumain a lui-même deux enfants.   

Le conducteur de camion trouve difficilement les mots pour exprimer la détresse qu’il a croisée. 

«La guerre, c’est ce que c’est. Toutes ces femmes avec leurs enfants qui arrivent... Jusqu’à hier, elles avaient encore tout. Un toit, une famille, des amis. Aujourd’hui, elles n’ont plus que la paire de jeans qu’elles portent sur le dos. Ce matin, j’ai donné un café à un Ukrainien. Ses mains tremblaient tellement il n’était pas capable de boire. Impossible de décrire une telle souffrance. Et c’est la folie d’un seul dirigeant qui mène à ça...» 

Mircea a décidé de venir aider toutes les fins de semaine.

L’homme est un costaud qui en a vu d’autres. «Attaquer l’Ukraine, c’était injuste, c’était couard de s’en prendre à un pays plus faible.» 

Lui, n’a peur que de deux choses dans la vie. «Qu’il arrive quelque chose à ma famille. Et de Dieu. » 

La parole de Dieu s’invite parfois dans le discours des uns et des autres. Ce n’est pas étonnant puisqu’une poignée d’organisations religieuses ont afflué aux frontières.  

Au kiosque d’Asociatia MGM, ce sont des adolescentes qui distribuent le thé et le café.

Au kiosque d’Asociatia MGM

«Nous sommes chrétiennes et nous sommes ici pour montrer l’amour de Dieu. Nous prions pour eux. Nous sommes tristes, aussi, quand nous voyons des jeunes de notre âge arriver », explique la jeune Alessia Maftei Botosane.  

Elle n’est pas seule à se sentir investie d’une mission divine.  

C’est le cas de Sandy Sindelar et Candace Namenuk Wisely, qui sont venues du Minnesota pour mettre l’épaule à la roue. 

«Nous sommes engagées dans notre communauté et notre église a des liens de proximité avec une église roumaine. Lorsque nous avons vu la possibilité de venir aider, nous avons décidé de prendre l’avion. C’était comme un appel de Dieu.» 

Sandy Sindelar et Candace Namenuk Wisely, qui sont venues du Minnesota.

C’était aussi une façon, pour Candace, de renouer avec ses racines, elle dont le père était Ukrainien. 

«Je n’ai jamais vécu là-bas, mais c’est une culture qui est imbriquée dans la mienne depuis l’enfance. Ce que ce peuple traverse, ça me brise le cœur», confie-t-elle en orchestrant le transport d’une cinquantaine de réfugiés.

Irina Kulitova s’apprête à monter dans ce bus à destination de Bucarest lorsqu’elle nous raconte son histoire, en se réchauffant avec un café. Depuis des jours, elle vivait dans un abri sous-terrain, avec d’autres Ukrainiens, à Tchernihiv.

Irina Kulitova

La ville, étranglée par les chars des soldats russes, rendait toute fuite impossible.  

«Les bombardements étaient constants. Il n’y avait plus d’eau, plus d’électricité, plus de nourriture. J’étais terriblement effrayée. On a profité d’une accalmie pour partir, mais on ne savait pas si on arriverait à destination. » 

Sur son téléphone, elle me montre le profil Facebook d’un ami. Père d’une fillette de trois ans, il a été tué hier.  

«La journée a été très difficile. C’est le premier de mes amis qui est mort à cause de la guerre.» 

Irina sait qu’elle aussi aurait pu compter parmi les victimes.  

«Je suis retournée à mon appartement pour aller chercher des choses. Le souffle d’une explosion avait fait éclater la fenêtre de ma chambre. Sur mon lit, il y avait des milliers de fragments de verre. Si j’avais été là…» 

Elle ne termine pas sa phrase.

Des images de la ville de Tchernihiv. (Courtoisie, Irina Kulitova)

«Combien de bâtiments ont-ils détruit? Combien de gens sont morts? Ma ville était magnifique. Maintenant, ce ne sont que des ruines», souligne-t-elle en me montrant des images captées sur son cellulaire.  

Avant, il y avait les parcs fleuris, l’architecture raffinée, la vie dans la ville.  Maintenant, partout, c’est du béton explosé. Des monceaux de pierres grises. Des immeubles éventrés. La dévastation.

C’est l’heure de partir. Irina prend une dernière gorgée avant d’embarquer. «Je vais en Bulgarie. J’ai une amie au Portugal qui veut aussi m’accueillir. J’espère vite arriver à trouver du travail. Comme tant d’autres ici.»

Irina Kulitova

La Roumaine Hadas Eldar est native d’Israël. Elle est partie de Bucarest pour venir aider, avec sa fille et son conjoint.  

«Cette gentillesse, c’est courant dans la communauté juive. Mais on la voit moins souvent ailleurs.» 

La générosité du peuple roumain, la multiplication des gestes de bonté la ravissent autant qu’ils la réconfortent.

La Roumaine Hadas Eldar

«Je suis juive et native d’Israël. Je sais que lorsque les populations ont fui, pendant la Deuxième Guerre mondiale, personne n’était là pour les accueillir ainsi», me raconte-t-elle en confiant que la moitié de sa famille a péri à Auschwitz.  

Quand l’histoire se répète, on espère toujours faire mieux.  

«On ne peut pas comparer ce qui se passe actuellement à l’holocauste, bien sûr, mais reste que ceux qui arrivent ici, ce sont ceux qui ont de la chance.» 

La crainte d’une Troisième Guerre qui habite l’imaginaire de plusieurs se faufile à demi-mot dans la conversation. 

«Toute la planète retient son souffle. Les dirigeants ne veulent pas trop interférer pour ne pas que le conflit déborde. C’est une peur terrible», dit-elle avant de retourner servir soupe et sandwich. 

Anna pense à sa mère et à son mari qui sont restés derrière.

Dans le stationnement adjacent, Nataliya accompagne sa sœur Anna et le jeune Viktor, vêtu du costume olympique ukrainien. «Il a gagné plusieurs médailles», glisse Nataliya avec fierté.  

Elle vit depuis 10 ans en Israël. C’est là qu’elle retourne se mettre à l’abri, avec sa frangine.  

Anna pousse sa valise. Sourit un peu. Et puis l’embâcle cède. Soudain, il y a un fleuve dans ses yeux. Elle pense à sa mère et à son mari qui sont restés derrière.  

Un essaim de corbeaux masque le ciel à nouveau. Leurs croassements se mêlent à nos voix. Demain, Anna aussi s’envolera. À Tel-Aviv, elle sait qu’elle sera bien, mais elle sait aussi qu’elle sera loin.

Ce reportage a été réalisé grâce à une bourse du Fonds québécois en journalisme international.