Chronique|

Justifier la règle par l’exception ?

« L’idée de rendre toujours invariable le participe passé conjugué avec "avoir" m’indispose et m’inquiète. Cela m’apparaît comme une démission et un coup d’épée dans l’eau. Je crains aussi pour la compréhension dans certains contextes. Je vous fournis deux exemples. Le premier : "Elle évoque les causes chères à Justin Trudeau, qu’elle a embrassé (ou embrassées) toute sa vie." Le deuxième : "Je vous annonce la mort d’un homme que j’ai désiré (ou désirée) toute ma vie." Avouez que, dans ces deux cas, l’accord traditionnel du participe passé est franchement de nature à clarifier le propos [Martin Parent, Québec]. »


Je suis, moi aussi, déjà tombé sur ces deux exemples largement partagés sur les réseaux sociaux par ceux et celles qui croient que les règles d’accord du participe passé employé avec « avoir » devraient être maintenues. Effectivement, dans ce cas-ci, cela permet d’éviter ce qu’on appelle une équivoque.

Mais en réalité, ces cas sont exceptionnels. Ils ne se rencontrent pas assez souvent pour justifier, à eux seuls, une règle à ce point complexe.

Deuxième argument : ce ne serait pas l’unique contexte où la façon dont une phrase est construite peut conduire à une équivoque. Et dans ces situations, il n’y a pas 36 solutions : on réécrit autrement. Et cela n’implique aucune règle à coucher dehors.

Pour vous donner quelques exemples, je suis retourné à un ouvrage d’un de mes anciens professeurs de grammaire à l’Université de Sherbrooke, André Marquis. Dans « Le style en friche — L’art de retravailler ses textes » (Triptyque, 1998), il aborde toutes sortes d’erreurs et maladresses à éviter lorsqu’on est rendu au peaufinage, une fois qu’on possède suffisamment la grammaire et la syntaxe pour être fonctionnel, mais qu’il nous reste à développer un style le moindrement élégant.

Publié en 1998 chez Triptyque, réédité en 2012, « Le style en friche – L’art de retravailler ses textes » d’André Marquis est notamment offert chez Renaud-Bray en format numérique.


Quand semer?

Les équivoques font partie de ce genre de fautes qui, lorsqu’on écrit occasionnellement ou moins attentivement, donnent des tournures qui peuvent porter à confusion.


« Tu récolteras ce que tu auras semé à la fin de la saison. »


Ici, est-ce que la personne qui parle veut dire à son interlocuteur de récolter à la fin de la saison ce qui a été semé auparavant ou seulement ce qui a été semé à la fin de la saison? On suppose un peu la réponse, car rarement on sème à la fin de la saison, mais pour dissiper tout doute, mieux vaut déplacer le complément circonstanciel.


« Tu récolteras, à la fin de la saison, ce que tu auras semé. »


Voici d’autres cas de structures qui créent une forme de malaise syntaxique.


« Yvonne a été rudoyée par une inconnue et elle s’est excusée. »

« Située au bout du couloir, la chambre de Cybile n’offrait aucune autre issue et elle se demandait comment fuir sans être aperçue. »


Ici aussi, on suppose, à juste titre, que ce n’est pas Yvonne qui s’est excusée mais l’inconnue. Sauf que, dans une phrase où deux propositions sont juxtaposées (« Yvonne a été rudoyée par une inconnue », suivie d’« elle s’est excusée »), une règle stipule que le pronom « elle » renvoie au sujet de la proposition précédente, donc Yvonne. Le résultat est bancal, même si on comprend ce que l’auteur veut dire.

Dans la deuxième phrase, on se doute également que le pronom « elle » renvoie à Cybile. Sauf que, si vous regardez bien, « Cybile » n’est pas le sujet de la première proposition : il est le complément du sujet « chambre » (complément du nom).

Alors encore une fois, on efface et on recommence.


« Yvonne a été rudoyée par une inconnue, qui s’est excusée. »

« Située au bout du couloir, la chambre de Cybile n’offrait aucune autre issue et l’héroïne se demandait comment fuir sans être aperçue. »


Conseiller des médecins?

D’expérience, ce genre d’erreur peut se produire lorsqu’on passe du discours oral au discours écrit. Je vous donne un exemple remontant à mes premières années de journalisme. J’avais interviewé la porte-parole d’une association de personnes hypoglycémiques qui m’énumérait les services offerts aux gens croyant avoir ce problème de santé : « On fait passer un questionnaire pour vérifier si c’est bien l’hypoglycémie, on conseille des médecins déjà sensibilisés à ce problème de santé… »

Lors de la conversation, il était clair que la porte-parole m’exprimait que l’association ORIENTAIT les personnes vers certains médecins spécialistes, sauf qu’en l’écrivant tel qu’elle me l’avait dit, j’ai créé une équivoque et j’ai reçu un appel dès le matin de la publication : « Mais où avez-vous pris qu’on donne des conseils aux médecins? » J’aurais dû ajouter le pronom personnel leur (« on leur conseille des médecins ») pour parer à toute confusion.


Embrasser Trudeau?

Revenons maintenant à vos exemples. Oublions celui avec Justin Trudeau, car sincèrement, qui croirait dans cette phrase qu’il est question d’embrasser avec les lèvres? Prenons plutôt la deuxième et tentons de voir comment nous pourrions la reformuler.


« Cet homme, dont je vous annonce la mort, je l’ai désiré toute ma vie. »

« J’ai désiré cet homme toute ma vie, mais je vous annonce sa mort. »

« Je vous l’annonce : cet homme est mort. C’est ce que j’ai désiré toute ma vie. »

« Toute ma vie, j’ai désiré la mort de cet homme. Je vous annonce que ce moment est enfin arrivé. »


Comme vous voyez, les solutions sont nombreuses, peu importe le sens de départ. Et pas besoin d’inventer de règle.

En fait, on néglige souvent cette option de changer la tournure d’une phrase problématique. Vous n’êtes plus certain d’une règle ou vous hésitez sur l’accord à faire? Remodelez le passage qui vous chicote. Bien sûr, ce n’est pas toujours possible de s’en sortir de cette façon quand on est à l’école. Mais lors d’un examen impliquant la rédaction d’un texte, ou une fois sur le marché du travail, plusieurs difficultés scolaires peuvent disparaître si on a aussi appris à écrire d’une façon à éviter ce genre d’obstacles.


Perles de la semaine

« Léonard de Vinci a peint des tableaux, mais aussi des inventions. »

« Bartholdi a envoyé aux Américains la statue de la Liberté sous une toile pour leur faire une surprise. »

« Quand ils sont malheureux, les peintres vont se soulager dans la nature. »

« Louis de Funès est très rigolo dans Radis Jacob. »

« Dans le film "Iznogoud", Michael Youn joue un vizir qui veut prendre la place du canif. »


Source : « Le sottisier du collège », Philippe Mignaval, Éditions Points, 2010.

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steve.bergeron@latribune.qc.ca