La vidéo qui accompagne ce message sur YouTube ne montre qu’une image statique de la pièce d’identité militaire du soldat.
Le 23 avril, Piotr Terechonok, né dans la ville de Bratsk en Sibérie, aurait eu 21 ans.
Sur Twitter, le journaliste d’enquête russe Sergueï Iejov a aussi publié ce même «billet militaire» de Terechonok, l’accompagnant d’une photo du jeune homme, visiblement trouvée sur les réseaux sociaux. On y voit Piotr, à peine sorti de la puberté, le visage rond, les cheveux blonds et droits, étendu sur le béton, plissant les yeux sous un soleil ardent.
«Tu regardes ces visages qui étaient encore des enfants hier et qui meurent aujourd’hui en tant que soldat en Ukraine et tu penses : ils n’ont connu rien d’autre que [le règne] de Poutine, écrit Sergueï Iejov. Grâce à Poutine, ils ont grandi dans des familles pauvres, et c’est pourquoi on les a envoyés se faire tuer.»
Vous me direz qu’il n’est pas le temps d’avoir de la sympathie pour les soldats d’une armée en train de bombarder de manière indiscriminée les villes d’un pays qui n’a rien demandé et de tuer ses citoyennes et ses citoyens. Que le régime de Vladimir Poutine méprise non seulement les vies ukrainiennes, mais aussi celles de ses propres soldats me semble tout de même un élément important pour comprendre ce qui est en train de se passer.
Je n’ai aucune idée de ce que Piotr Terechonok pensait de cette guerre. Je ne sais pas s’il gobait l’idée qu’il s’en allait en Ukraine pour «libérer» les populations russophones d’un régime de «néonazis et de drogués», et donc qu’il y serait accueilli à bras ouverts par des gens brandissant des drapeaux russes.
On ne saura probablement jamais non plus s’il a lui-même ouvert le feu sur des civils ukrainiens ou si, au contraire, il a tenté d’en protéger, comme certains de ses frères d’armes capturés par l’armée ukrainienne prétendent l’avoir fait.
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Les témoignages de ces prisonniers de guerre russes qui circulent partout en ligne ces jours-ci peuvent évidemment être remis en question. Leur sort se trouvant entre les mains de leurs geôliers ukrainiens, ils ont tout intérêt à affirmer avoir été bernés par leurs supérieurs et avoir tout fait pour ne pas exécuter leurs ordres. Des juristes ont d’ailleurs relevé que les autorités ukrainiennes commettent une violation du droit international humanitaire en les forçant à se confesser devant des caméras.
Une chose semble toutefois claire : les gens qui ont envoyé Piotr en Ukraine n’en avaient absolument rien à foutre qu’il revienne mort ou vivant de leur «opération militaire spéciale». Tellement qu’ils n’ont même pas daigné récupérer son corps sur le champ de bataille.
Ce comportement de l’armée russe sidère jusqu’à leur ennemi ukrainien. Les lois de la guerre prévoient des cessez-le-feu réguliers pour que les belligérants puissent rapatrier les corps de leurs soldats et leur offrir une sépulture digne de ce nom. Mais le pouvoir russe ne semble pas souhaiter récupérer ses morts ni en reconnaître le nombre.
Dans la Russie poutinienne, Piotr Terechonok ne vaut pas un enterrement, ni même d’appartenir à une statistique.
Pour l’instant, la Russie n’a confirmé la perte que de 500 de ses hommes. Les gouvernements américain, européens et ukrainien estiment plutôt le nombre de militaires russes tués entre 5000 et 12 000.
Les chiffres ne sont pas fiables en ce moment, mais il semblerait bien que l’armée qui a planifié cette guerre et l’a déclenchée en prenant par surprise son adversaire a peut-être vu mourir jusqu’à maintenant plus de ses hommes que l’Ukraine n’a perdu de civils et de militaires.
Comment expliquer qu’une armée si puissante essuie de telles pertes sans que cela ne la pousse à envisager d’interrompre la guerre?
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Sacrifier sans compter
Pour le comprendre, il faut revenir dans le temps et saisir l’influence de l’histoire de la Russie sur le projet poutinien.
En 2001, Tristan Landry, professeur d’histoire à l’Université de Sherbrooke, publiait aux Presses de l’Université Laval l’ouvrage La valeur de la vie humaine en Russie (1836-1936). Il y détaillait comment les régimes tsariste et communiste ont traité les humains de leur pays comme une ressource naturelle renouvelable dont ils pouvaient disposer selon leur bon vouloir.
«Les communistes ont conclu qu’ils avaient le droit de sacrifier des vies présentes pour construire un futur meilleur, à condition que le futur projeté soit plus grand que les finalités individuelles» m’a expliqué M. Landry lorsque je l’ai joint cette semaine par téléphone. Le projet de restauration de la grandeur de la Russie et de revitalisation de l’idée de l’URSS, cher à Vladimir Poutine, s’inscrit dans cette continuité. Cela veut dire que dans ce contexte, «l’humain, l’individu en soi, n’a pas vraiment de valeur».
Une partie de la population russe accepte toujours cette conception de la valeur de la vie humaine, souligne l’historien. «Il n’y a pas longtemps, j’étais dans la petite ville de Riazan (sud-ouest de la Russie) et une libraire d’un certain âge m’a dit : “Savez-vous pourquoi ça va si mal dans la Russie d’aujourd’hui? C’est parce que Staline n’a pas tué assez de gens.”»
Comme M. Landry, j’ai moi aussi souvent entendu ce genre de discours durant les cinq années que j’ai passées en Russie. Évidemment, beaucoup de Russes, surtout les plus jeunes et les plus éduqués, rejettent cette mentalité. Propagande aidante, elle demeure néanmoins un puissant moteur de la machine de guerre russe, qui utilise ces jeunes hommes pour ses projets meurtriers en invoquant leur patriotisme.
Ce qui est intéressant de constater toutefois ces jours-ci, c’est qu’en Ukraine, un pays qui a pourtant vécu sous le joug soviétique durant des décennies, la perception de la valeur de la vie humaine est désormais tout à fait différente.
Le président Volodymyr Zelensky, comme le maire de Kyïv Vitaly Klitschko et plusieurs autres politiciens le démontrent bien en mettant eux-mêmes leur vie en jeu pour la défense du pays. Il apparaît évident aussi que les forces ukrainiennes font tout pour limiter les victimes au sein de leur rang, et même pour préserver les vies de leurs prisonniers de guerre russes.
Pendant ce temps, comme le notent Sergueï Iejok et d’autres journalistes d’opposition russes, les apparatchiks du régime de Vladimir Poutine, ceux-là mêmes qui envoient les pauvres garçons comme Piotr Terechenok au front, s’assurent que leurs propres fils demeurent bien au chaud dans leurs appartements de luxe à Moscou ou leur villa en Italie.
Et ils sont bien peu nombreux en Russie à attendre de Vladimir Poutine qu’il risque quoi que ce soit, ne serait-ce que de salir ses souliers en allant rendre visite aux soldats qu’il envoie chaque jour vers la mort.