J’aurais pu louer une voiture avec chauffeur pour me faire déposer à la frontière ukrainienne. Pour une fois, j’en avais les moyens. J’ai plutôt passé des heures à chercher comment y aller avec des volontaires polonais s’y rendant dans leur propre voiture pour aider les réfugiés. Les discussions que j’ai eues à bord de la Audi de Mateusz et Anna à 170 km/heure sur l’autoroute valaient amplement la petite frousse.
À la frontière polono-ukrainienne, j’ai abordé des étudiantes et des étudiants étrangers en détresse. Pour mon article, j’avais besoin qu’ils et elles me racontent leur périple. Ils et elles avaient besoin qu’on les oriente, pour retrouver un sentiment de sécurité.
En journalisme, on nous dit qu’il ne faut pas trop fraterniser avec nos sources afin de ne pas se compromettre et d’ainsi garder intact notre sens critique. Cela est essentiel lorsqu’on s’entretient avec des gens de pouvoir. La situation m’apparaît toutefois différente quand on interviewe une étudiante congolaise exténuée et perdue qui a fui les bombardements dans un pays qui n’est pas le sien, dont elle ne parle pas la langue, et qui n’a reçu aucune aide, ni de son gouvernement, ni de celui qu’elle vient de fuir ou de celui où elle vient d’arriver.
Si par zèle éthique je l’avais quittée après l’entrevue sans la mettre en contact avec Mateusz et Anna qui, je le savais, pouvaient l’aider elle et ses compagnons d’infortune, j’aurais dérogé aux principes de mon humanité. Je ne crois pas que mon sens critique en ait souffert.
Depuis ce passage à la frontière, je reste en contact avec quelques-uns de ces étudiants. Ils et elles ont pu lire mes articles, le plus souvent à travers Google Traduction. Elles et ils se sont sentis écoutés.
J’ai toujours été mal à l’aise avec cet aspect du journalisme qui peut facilement devenir une forme d’exploitation. Au nom de notre indépendance, nous nous arrogeons tous les droits pour obtenir des citations. Cela m’apparaît particulièrement problématique lorsque les gens devant nous sont dans une situation vulnérable.
Il ne s’agit pas de se transformer en Mère Teresa ou en bon samaritain. Mon travail n’est pas celui-là. Je souhaite simplement établir avec ces gens des relations qui ne soient pas purement transactionnelles, aussi brèves soient-elles.
Ce n’est pas non plus une simple question éthique. Au fil du temps, j’ai compris que j’avais beaucoup plus à retirer — et à faire retirer aux gens que je rencontre et aux lecteurs et aux lectrices — de ces relations informelles, un peu aléatoires, que de relations plus détachées, plus «professionnelles».
De la débrouille
En Ukraine, je ne travaille pas avec un guide-interprète comme la plupart des journalistes étrangers. Encore une fois : j’en aurais les moyens. Les Coopératives de l’information me les ont donnés. Je n’ai rien non plus contre cette pratique. Mais je préfère m’obliger à me débrouiller par moi-même, à tisser une toile de relations entre les gens et les lieux où je me trouve.
Cette approche ne me met pas en danger. Au contraire, elle me procure un sentiment accru de sécurité. Car je ne dépends pas d’une seule personne, mais de milieux, de réseaux. Des liens de confiance se créent, puis se prolongent d’une personne vers une autre avec qui elle me met en relation.
Le seul risque supplémentaire que me fait courir cette façon de faire, c’est que je ne peux jamais savoir en me levant le matin quelles rencontres j’arriverai à provoquer, et donc de quoi je vous parlerai dans mon prochain texte.
Évidemment, il serait plus difficile de travailler ainsi si je ne parlais pas russe. Même avant l’invasion de la semaine dernière, plusieurs Ukrainiennes et Ukrainiens, surtout dans l’ouest du pays, n’aimaient pas converser dans cette langue, associée à un voisin culturellement et militairement menaçant. Mais avec un étranger comme moi, après une excuse et un sourire, on est souvent prêt à faire une exception.
Dans la minifourgonnette que j’ai réussi à héler pour franchir les 80 derniers kilomètres entre la frontière et la ville ukrainienne de Lviv lundi dernier, le chauffeur a néanmoins mis du temps à accepter de me répondre en russe. Mi-blagueur, ce vétéran de l’invasion soviétique de l’Afghanistan m’a demandé si je n’étais pas par hasard un espion russe.
C’est dans l’habitacle de son véhicule que j’ai rencontré Vladimir, Aliona, Lena et Sergueï, passagers tout aussi fortuits que moi, dont les récits m’ont permis d’incarner les motivations intimes des Ukrainiens et des Ukrainiennes à se battre ou à refuser de le faire.
Manteau et propagande
Le lendemain de mon arrivée à Lviv, parmi les problèmes que j’avais à régler, il y avait celui du vieux manteau qu’on m’avait donné à Varsovie. Une entaille aussi grande qu’une poche laissait constamment s’échapper la rembourrure.
En me baladant dans la ville à la recherche d’un atelier de couture, je suis tombé sur un café transformé en centre de collecte de vêtements chauds pour les réfugiés. À l’intérieur, un homme a écouté mon problème, inspecté mon manteau et m’a dit de le suivre.
Vadim n’était pas couturier, mais cordonnier. Il m’a assuré qu’il arriverait quand même à m’arranger ça. Il en avait aussi gros sur le cœur à me raconter, avant même de savoir que j’étais journaliste.
Russophone, il avait habité en Russie, où son père se trouvait toujours. «Mes enfants sont allés à l’école russophone de Lviv et personne ici ne nous a jamais menacés», m’a-t-il affirmé, en référence au fait que Vladimir Poutine dit vouloir «sauver» les russophones du pays, soi-disant menacés par les «nazis» au pouvoir à Kyïv.
Depuis le début de la guerre, il est impossible pour Vadim de faire entendre raison à son père de 88 ans, qui gobe la propagande que lui offre son petit écran. Si bien qu’il a décidé de couper les ponts.
«Il préfère croire ce que lui raconte la télé plutôt que son propre fils! Il est assis à 6000 kilomètres d’ici et il croit qu’il sait mieux que nous ce qui se passe. Les gens qui arrivent ces jours-ci de Kharkiv, de Dnipro, ils sont aussi russophones, mais ils fuient pourtant [l’armée russe]!»
Vadim m’a remis mon manteau en refusant catégoriquement mon argent. Je suis reparti avec un problème de moins et un témoignage qui, me semble-t-il, valait la peine de vous être raconté.