«Ennemi est un mot nouveau pour moi»

L’initiative du groupe d’Olga, de Yarik et de leurs amis s’inspire du mouvement Food not Bombs («De la bouffe, pas des bombes»)

CHRONIQUE / À moins de s’appeler Vladimir Poutine, la guerre est rarement un choix personnel. Elle place chacune et chacun devant des dilemmes moraux déchirants, insolubles. Peut-on refuser de se battre quand son pays est attaqué et qu’on risque de le perdre à tout jamais? Est-il décent de s’acharner à rester pacifiste devant l’horreur perpétrée contre les siens?


Pour Olga, Yarik et leurs amis, ces questions sont plus réelles que jamais depuis une semaine. La meilleure réponse qu’ils ont pu trouver pour l’instant a été de se réunir chaque jour pour préparer de la nourriture végétarienne chaude qu’ils vont ensuite distribuer dans un centre d’accueil pour déplacés et à la gare de Lviv, plaque tournante des transports entre les zones que l’on fuit et celles vers lesquelles on se réfugie.

Lviv est encore à des centaines de kilomètres des tanks et des bombes russes. Mais  personne en ce moment, ni ici ni ailleurs en Ukraine, ne peut ignorer la guerre. Tout le monde se bat sur sa propre ligne de front intérieure, où s’opposent les idéaux et l’instinct de survie.

Olga Maroussine, 35 ans, est chorégraphe. Iaroslav «Yarik» Futymskyi, 34 ans, est artiste en arts visuels. Leurs amis sont aussi principalement des créateurs et des créatrices. Tous et toutes se disent pacifistes. Plusieurs, dont Olga et Yarik, se réclament aussi de l’anarchisme.

Je les rencontre dans la cuisine d’une vieille maison sans adresse, construite il y a des lustres sur le terrain d’une école. Les oignons piquent les yeux, les effluves de soupe donnent faim.

Yarik réfléchit depuis longtemps aux questions philosophiques entourant les conflits armés. Il rappelle d’ailleurs que la guerre en Ukraine «ne dure pas depuis huit jours, mais depuis huit ans».

«L’antimilitarisme est une valeur importante de l’anarchisme. Mais je me trouve dans un pays en guerre. Plusieurs de mes amis anarchistes ont décidé de prendre les armes pour défendre Kyïv. Je ne les juge pas. Moi, je n’ai jamais tenu une arme dans mes mains. Je ne vois aucune justification morale pour tuer quelqu’un, et je m’en sens incapable. Donc la seule chose que je peux faire pour le pays, pour ces gens, c’est de préparer de la nourriture», laisse-t-il tomber, en coupant des légumes.

Yarik estime que «tout le monde devrait avoir le droit à la capitulation. Ceux qui croient devoir quitter le pays pour se sentir en sécurité [incluant les hommes en âge de se battre] devraient pouvoir partir. Mais je suis conscient que ce sont des temps difficiles. On ne peut pas articuler sa pensée de la même manière qu’en temps de paix.»

Se considérant «absolument inutile» pour les forces armées de son pays, il ignore ce qu’il ferait si on le forçait un jour à servir ni comment il réagirait si l’armée russe finissait par avancer jusqu’aux portes de sa ville. «Cet horizon me semble lointain pour l’instant. Il existe certainement des moyens de se convaincre soi-même que de tuer est la chose à faire, mais je n’y arrive toujours pas.»

Se connecter au vrai

Durant les premiers jours du conflit, Olga cherchait «à ne pas haïr les Russes» ordinaires. Elle voulait voir les humains derrière l’entité politique. Et surtout, elle ne voulait pas leur faire porter le blâme pour une décision de leur président qu’ils ne soutenaient certainement pas tous. Après trois jours, elle a baissé les bras et s’est résignée à voir le grand voisin belliqueux comme une menace réelle qu’on ne peut toujours s’évertuer à humaniser. «Ennemi est un mot nouveau pour moi», dit-elle.

Si ce n’est «pas un temps pour la paix», elle préfère néanmoins concentrer ses énergies sur des gestes concrets qui peuvent faire une petite différence, pour elle et pour les autres. «Soutenir les gens [en préparant de la nourriture], c’est une bonne façon de se connecter à quelque chose de matériel et de vrai, qui est ici, maintenant. Parce que seulement faire défiler les fils de nouvelles sur son téléphone, ça rend fou. Ça donne l’impression de n’avoir aucun contrôle sur rien, de ne pouvoir que s’inquiéter, sans arriver à dormir.»

L’initiative du groupe d’Olga, de Yarik et de leurs amis s’inspire du mouvement Food not Bombs («De la bouffe, pas des bombes»), qui promeut le changement social et l’antimilitarisme à travers des groupes informels de distribution de nourriture aux gens dans le besoin.

Dès les premiers jours de la guerre, les dons de l’étranger ont afflué en provenance d’amis, de connaissances et d’inconnus qui cherchaient à soutenir les Ukrainiens et les Ukrainiennes. Si bien que maintenant, le groupe se retrouve avec plus d’argent qu’il ne peut en dépenser pour la préparation de nourriture. Ses membres essaient donc de faire essaimer d’autres petites cuisines autonomes afin de redistribuer les ressources amassées.

En milieu d’après-midi, lorsque le groupe de volontaires plonge dans le chaos de la gare de Lviv, toujours plus important de jour en jour, il ne faut que quelques minutes pour que toutes les portions de soupe se soient envolées.

Dans l’océan de misère qui déferle sur Lviv ces jours-ci, l’initiative de la poignée d’amis n’est qu’une petite goutte, reconnaît elle-même Olga. Une goutte trop petite. «Mais peut-être n’est-il pas possible d’être plus gros, d’apporter un plus grand changement? Ça force à l’humilité. Nous sommes tous petits et égaux maintenant», conclut-elle.

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NDLR : L’invasion russe en Ukraine suscite une réflexion sur l’orthographe de la ville de Kiev. Plusieurs médias ont récemment opté pour la graphie Kyiv, le mot ukrainien pour désigner la capitale d’Ukraine. Il demeure que la graphie Kiev est aussi reconnue comme le nom français de cette ville. Pour ces raisons, nous avons décidé d’accepter d’utiliser les deux termes, dépendamment de la source du texte. » Les Coops de l'information