Chronique|

Un abandon qui a un goût de victoire

CHRONIQUE / Même si j’ai arrêté la course après 19 kilomètres, je ne suis pas du tout déçu de ma performance. Et j’ai quand même le sentiment du devoir accompli, parce que j’ai réussi à amasser 3001 dollars pour la fondation Sur la Pointe des pieds dans le cadre de la course CRYO. Au total, les coureurs ont amassé plus de 300 000 dollars pour que des jeunes atteints de cancer puissent réaliser des aventures thérapeutiques. Et ça, c’est toute une réussite. Il faut parfois être humble devant les forces de la nature et, samedi, le Piékouagami était plus fort que moi.


Partout où je regarde, tout est blanc. Il neige à plein ciel et la visibilité est médiocre. Le sentier est à peine perceptible et je distingue mal le ciel du sol. Je zigzague de gauche à droite pour trouver les endroits où il y a le moins de neige possible. Presque à chaque pas, ma raquette enfonce dans une couche de neige que je peine à déceler. Chaque mètre doit être conquis avec ardeur.

Après une heure trente de course, le soleil se couche, et les coureurs plongent tranquillement dans l’obscurité. Les kilomètres défilent si lentement qu’il est difficile d’envisager la réussite de la traversée. De plus en plus de coureurs deviennent des marcheurs, et moi aussi, je dois ralentir le pas pour conserver de l’énergie.



Il fait froid, j’ai mal aux jambes et le vent me fouette le visage. Malgré la douleur et l’inconfort, je me sens pleinement en vie.

85 coureurs étaient sur la ligne de départ des courses Cryo.

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« En lançant l’idée de faire la traversée du lac Saint-Jean à la course la nuit, on voulait que les gens sortent de leur zone de confort, avec le froid, le vent, la noirceur et la solitude», a expliqué Éric Paquet, dans une tente située en plein milieu du lac Saint-Jean, samedi soir. C’est justement Éric Paquet, un coureur d’ultramathon, qui a soufflé l’idée de lancer une course sur le lac Saint-Jean à la fondation sur la Pointe des pieds, il y a près de 5 ans.

« Cette expérience permet de vivre un moment de réflexion, de penser aux raisons qui ont poussé à faire une collecte de fonds pour les jeunes atteints du cancer. Pour eux, les souffrances continuent, alors que pour les coureurs, les difficultés sont éphémères. Ça permet de voir à quel point on est privilégié de faire ce qu’on fait. »



J’estime en effet que je suis choyé d’avoir pu vivre une telle aventure, d’avoir les capacités physiques qui me permettent de vivre cet inconfort éphémère. À force d’organiser des courses sur le lac Saint-Jean, la nuit, en plein mois de février, il fallait bien s’attendre à ce que les coureurs soient confrontés aux éléments de la nature qui se déchaînent. Et c’est ce qui est arrivé samedi, alors que 57 des 85 coureurs de la traversée du lac Saint-Jean ont dû abandonner en cours de route. Mais l’équipe des courses Cryo était prête, car une telle situation était prévue depuis la création des courses.

Un pont en bois a été construit pour franchir un secteur de «slush».

Éric Paquet faisait justement partie du groupe de bénévole, lors de l’événement, alors qu’il avait la tâche de fermer la course. Malgré la température exécrable, il gambadait avec aisance sur le lac Saint-Jean, en encourageant les coureurs au passage. Après une douzaine de kilomètres, il a improvisé une station de vérification des engelures, en plein milieu du sentier. « Avec des conditions comme celles-là, des engelures peuvent apparaître en cinq minutes », disait-il, alors que le vent soufflait à près de 40 km/h et que le thermomètre affichait -20 °C.

Plusieurs coureurs portaient les premiers signes d’engelures, soit des picotements, de l’insensibilité, la peau qui devient rouge, puis blanche. Lorsque nécessaire, Éric Paquet n’hésitait pas à réchauffer les engelures avec ses mains nues, quitte à se les geler pour un petit bout. « Courez en équipe de deux et vérifiez-vous l’un l’autre régulièrement pour vous assurer que vous n’avez pas d’engelures », a-t-il lancé avant de nous laisser poursuivre.

Il y avait près d’une centaine de bénévoles comme lui sur le lac. Certains assuraient la logistique, d’autres servaient de la nourriture et des liquides chauds aux ravitaillements et des dizaines étaient en motoneige pour assurer la sécurité.

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Plusieurs participants se sont réfugiés dans une des tentes chauffées à 15 kilomètres de l’arrivée en attendant d’être sortis du lac en motoneige.

« Un vrai défi, c’est une aventure où tu n’as que 50% de chances de réussir », m’a déjà lancé Hélène Dumais, une ultramarathonienne qui a réussi à franchir 888 km en 10 jours, à sa troisième tentative à la course Infinitus.



Même si j’ai réussi à traverser le lac à la course en 2019, j’estimais mes chances de réussite à 50%, samedi, car les fortes chute de neige et le vent intense allaient être de la partie. « Les conditions sont entre difficiles et très difficiles, aujourd’hui [samedi] », avait résumé Jean-Charles Fortin, le directeur général de la fondation sur la Pointe des pieds, avant la course. Bref, ça allait être un vrai défi de taille.

Je faisais donc partie des 85 coureurs qui ont pris le départ de Saint-Gédéon, sur le coup de 16h. Au départ, un léger vent de dos aidait notre avancée, mais il s’est rapidement transformé en vent de travers, puis en vent de pleine face. Soufflant à environ 10 km/h au départ, il a gagné en force pour atteindre une puissance de plus de 30 km/h, avec des rafales au-delà de 40 km/h.

Lutter contre le vent, c’est une chose, mais c’est aussi ses effets collatéraux qui étaient souffrants, car il balayait constamment la nouvelle neige sur le sentier. Dès les premiers pas, la surface de neige était molle, ce qui nécessitait plus d’effort à chaque pas, même si je portais des raquettes. Et ça s’est empiré tout au long du parcours, alors que le vent soufflait de plus en plus fort. Je n’ose même pas imaginer l’effort qu’ont dû faire les coureurs qui ont choisi de courir en espadrilles !

Des participants se réchauffent avec une couverture de survie près de la chaufferette.

La neige qui tombait était aussi pénible, surtout pour ceux qui n’avaient pas de lunettes.

C’est dans de telles conditions que l’on réalise à quel point tous les équipements de sécurité, autant ceux nécessaires que ceux recommandés, sont importants.

Par exemple, la petite lumière rouge à mettre sur le sac à dos devenait une balise importante pour bien se diriger, alors que la visibilité était d’environ 100 mètres dans le pire de la course.

C’est au 2e ravitaillement, au km 20 (14,2 km après le départ), que plusieurs coureurs ont décidé de mettre fin à la course. Bien humide après un tel effort, le manteau isolant et le coupe-vent, des équipements obligatoires, étaient nécessaires, mais pas toujours suffisants pour résister aux grands vents. Les coureurs s’entassaient alors dans la petite cabane chauffée, qui était prévue pour offrir de quoi à boire et manger. Mais rapidement, il y avait plus de coureurs que de place dans la cabane.

Les motoneigiste en renfort pour sortir les participants.

L’équipe des courses Cryo a alors amorcé le plan d’évacuation, offrant des vêtements chauds, autant que possible, aux coureurs pour les transporter au prochain site de ravitaillement, cinq kilomètres plus loin, où il y avait deux grosses tentes chauffées. C’est aussi à cet endroit que les sacs de vêtements rechange des coureurs, appelés « drop bag » dans le jargon, se trouvaient.



Le transport était tout de même difficile pour certains participants qui étaient déjà congelés, et certains d’entre eux sont tombé dans un état d’hypothermie léger. Ils ont été transportés aussitôt que possible dans des traîneaux d’évacuation vers le Village sur glace de Roberval.

En tout et partout, 57 participants, dont moi, ont été évacués du lac Saint-Jean. « L’important, c’est la ligne de départ, pas la ligne d’arrivée », a écrit Sébastien Lapierre, un aventurier qui a rejoint le pôle Sud en solo, sur ma page Facebook, à l’annonce de mon abandon. Ça résume bien ma pensée, car l’important dans la vie, c’est de se lancer des défis et de sortir de sa zone de confort, peu importe le résultat de nos efforts. Parfois, on réussit, et d’autres fois on apprend. Mais on ne perd jamais à essayer.

« Ne pas terminer n’est pas synonyme d’échec, car l’important c’est d’apprendre quelque chose, et on apprend souvent beaucoup plus quand c’est difficile », a renchéri Sébastien Lapierre quand je lui ai demandé de préciser son idée. 

Malgré les cas d’hypothermie, tout s’est bien terminé et, heureusement, personne n’a dû se rendre à l’hôpital. Une fois réchauffés, bien des coureurs ne pensaient qu’à l’opportunité de relever le défi à nouveau l’an prochain.

Une participante en état d’hypothermie est évacuée.

« Ça démontre à quel point notre équipe était prête à relever un tel défi, remarque Jean-Charles Fortin. On a organisé plus d’une trentaine de traversées du lac Saint-Jean, alors on savait que ça arriverait un jour ou l’autre pour la course Cryo. »

Malgré tout, les organisateurs ont appris quelques leçons qui permettront de réduire encore plus les risques dans le futur. Lorsque les conditions seront difficiles, comme ce fut le cas samedi, ils pourraient notamment forcer certains coureurs qui ont moins d’expérience à réduire leurs ambitions vers le 13e km. Une capacité isolante minimale pourrait aussi être imposée, car la définition de « doudoune » était variable, selon les coureurs.

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La centaine de bénévoles a permis aux participants de vivre une belle expérience sur le lac, malgré les difficultés. J’en profite pour les remercier personnellement, car le bouillon de poulet, les grilled-cheese et les petites patates étaient drôlement appréciés. Et un gros merci et à tous les autres motoneigistes présents sur le lac, notamment à Jocelyn Bussière, qui m’a ramené en sécurité.

Chapeau à l’organisation, aux bénévoles, aux donateurs, aux 85 participants et notamment aux 28 coureurs qui ont réussi l’épreuve. Le plus important dans toute cette aventure, c’est l’argent que vous avez amassé pour les jeunes atteints du cancer.

Vous avez tout mon respect.