En réponse à la lettre d’opinion de Luc Simard, président par intérim d’Alliance forêt boréale, par Martin-Hugues St-Laurent, professeur titulaire en écologie animale à l’Université du Québec à Rimouski, Daniel Fortin, professeur titulaire en écologie animale à l’Université Laval, et Pierre Drapeau, professeur titulaire en écologie animale à l’Université du Québec à Montréal, chercheurs sur le caribou et membres de l’Équipe de rétablissement du caribou forestier du Québec
Prétendre que le Québec protège adéquatement le caribou forestier parce qu’un plan de rétablissement est déployé sur son territoire est inexact. Il est vrai que le Québec s’est doté d’une série de plans de rétablissement du caribou forestier au fil des ans, par l’implication bénévole de plusieurs intervenants aux travaux de l’équipe de rétablissement du caribou forestier (dont nous sommes membres depuis plus de 15 ans). Cependant, entre «avoir un plan», l’appliquer efficacement sur le territoire et en voir les retombées concrètes sur le rétablissement et l’atteinte de l’autosuffisance des populations de caribous, il y a un pas qui n’est toujours pas franchi. La rédaction ou la mise en œuvre des plans ont malheureusement trop souvent fait l’objet de compromis socioéconomiques qui limitent leur efficacité à freiner et renverser le déclin, ou présentent des cibles prometteuses qui sont laissées de côté en raison des impacts socioéconomiques appréhendés. C’est sur la base des tendances démographiques des populations de caribous qu’on peut mesurer l’efficacité d’un plan, pas sur la simple existence d’un plan, contrairement à ce qu’affirme M. Simard.
Bien entendu, rétablir les populations de caribous aura des impacts quant à la possibilité forestière allouable à l’industrie, puisque tant le caribou que l’industrie forestière ont besoin des grandes forêts matures pour se maintenir. Toutefois, présenter la perte potentielle de possibilité forestière estimée par le bureau du Forestier en chef comme «preuve» qu’on protège adéquatement le caribou ne tient pas la route sur le plan scientifique, et ne pourrait constituer une mesure concrète de l’efficacité de la protection de l’habitat du caribou.
[ Rétablir les faits sur le caribou ]
Le raisonnement voulant que «plusieurs expériences d’aménagement, projets pilotes et projets de recherche» soient en cours sur le territoire forestier québécois n’est pas un argument robuste pour défendre le statu quo actuel quant à la protection du territoire et l’aménagement forestier. Les chercheurs démarrent chaque année de nouveaux projets de recherche utiles et fructueux, mais attendre la fin de toutes les études reviendrait à remettre toujours à plus tard la prise de décision, en perdant chaque année davantage de marge de manœuvre pour redresser la barre et sauver le caribou. Nous espérons sincèrement qu’une telle affirmation ne soit pas simplement faite pour gagner du temps, et invitons les tenants de cette position à revoir les bases scientifiques du principe de précaution en biologie de la conservation. Cela étant dit, nous avons suffisamment de connaissances pour prendre action maintenant, mais continuons nos travaux pour concilier l’aménagement forestier à la conservation du caribou.
Contrairement à l’affirmation de M. Simard, il est faux d’affirmer que le caribou n’est pas en situation précaire parce que 70% de son aire de répartition est située au nord de la limite nordique. Sa compréhension du statut du caribou forestier est erronée. Le caribou forestier est désigné «menacé» au Canada en regard de la Loi sur les espèces en péril, un statut équivalent à son statut «vulnérable» au Québec selon la Loi sur les espèces menacées et vulnérables en raison du déclin généralisé de ses populations locales. Historiquement, le caribou forestier était présent au sud du Saint-Laurent, jusqu’en Nouvelle-Angleterre et dans les Maritimes, mais une chasse intensive au début du 20e siècle, et la conversion de territoires forestiers en zones urbanisées et agricoles ont fait reculer vers le nord la limite sud de son aire de répartition au fil des décennies. Au cours des 50 dernières années, c’est toutefois le rajeunissement accéléré de la forêt boréale mature induit par la récolte forestière industrielle qui a guidé cette régression vers le nord de son aire de répartition. Si on laisse le caribou décliner et s’éteindre encore à la marge sud de son aire de répartition actuelle, c’est bientôt 100% de son aire de répartition qui se trouvera au nord de la limite nordique! De plus, rappelons que le maintien de forêts matures et âgées au sud de la limite nordique des forêts attribuables ne vise pas simplement le maintien de l’habitat du caribou, mais bien de toute la biodiversité associée à ces forêts denses et surannées caractéristiques de l’écosystème boréal. Cette retombée indirecte constitue d’ailleurs une obligation légale (article 2) de la Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier du gouvernement du Québec.
La tenue d’une commission indépendante sur le caribou n’est pas complètement inutile, car entendre les préoccupations des communautés forestières touchées par les mesures qui pourraient être mises en place pour conserver le caribou sur les volets sociaux et économiques est une preuve d’ouverture à la consultation. Cependant, nous nous interrogeons sur l’absence de spécialistes du caribou à une telle commission, et sur la pertinence des scénarios qui seront discutés relativement à l’évaluation de leur efficacité réelle à favoriser le rétablissement et l’autosuffisance des populations de caribous. Les chercheurs universitaires et les biologistes spécialisés sur le caribou peuvent faire ces évaluations, et nous espérons sincèrement que la commission saura solliciter leur expertise et les écouter, car ils ont identifié plusieurs pistes de solution fondées sur la science et dont l’efficacité est quantifiable au fil de leurs travaux. Reste à espérer que la «stratégie caribou» promise par le ministre Dufour pour 2023 vise à assurer le rétablissement du caribou et se base sur des mesures scientifiquement et biologiquement fondées pour quantifier son succès, et non seulement sur des considérations socioéconomiques.
Finalement, nous comprenons les préoccupations de l’Alliance forêt boréale et le rôle que cette organisation doit jouer pour défendre les intérêts des communautés pour qui l’aménagement forestier représente une industrie de premier plan. Toutefois, nous ne croyons pas que de transmettre des informations erronées au public en laissant entendre qu’il s’agit là de «bonnes informations» (voir ici la fin de la lettre d’opinion de M. Simard) soit une manière éthique et honnête de rétablir les faits sur le caribou. Le caribou et la forêt québécoise sont des biens publics qui appartiennent à tous et toutes, et nous devons au public les informations les plus rigoureuses qui sont fondées sur la science afin d’éclairer le débat.