Une école pour penser les défis du présent et construire un avenir commun

Nous ne pensons pas que c’est en annulant un spectacle ou en brûlant un livre que nous parviendrons à faire justice de l’irréparable et à favoriser le respect de la différence.

OPINION / Dans une tribune conjointe, les ministres de l’éducation de la France et du Québec ont dénoncé «les dérives liées à la culture de l’annulation» en invitant à défendre une école pour la liberté et contre l’obscurantisme. Cette prise de position est à saluer parce qu’elle intervient dans un contexte où notre vivre ensemble est de plus en plus fragilisé par des enjeux de justice et d’égalité liés au traitement de la diversité, particulièrement la diversité culturelle.


Par Khadiyatoulah Fall, professeur à l’Université du Québec à Chicoutimi (CERII et CELAT), et Amadou Sadjo Barry, professeur au Cégep de Sainte-Hyacinthe (CELAT)

Ces dernières années, les demandes de reconnaissance et de respect de la différence formulées par les minorités ont suscité des controverses et tensions dont témoignent les débats actuels sur la liberté universitaire, la liberté artistique et le multiculturalisme. Si ces débats indiquent l’urgence de repenser le pacte social, ils portent aussi le risque d’enfoncer notre vie commune dans une zone de turbulence où l’inimitié prendra le pas sur la solidarité. D’où alors la nécessité d’œuvrer à la préservation du pacte qui unit la communauté nationale en encourageant l’esprit critique, la formation à la citoyenneté active et aux valeurs universelles.

Une herméneutique du présent 
Mais il sera difficile d’assumer une telle responsabilité si nous faisons l’économie de l’actualité sociologique, démographique et culturelle de nos sociétés démocratiques contemporaines. La lutte contre l’obscurantisme et les formes d’intolérance qu’elle génère suppose une herméneutique de la société susceptible d’éclairer les enjeux qui travaillent le présent, leur relation à l’histoire et la chance ou l’obstacle qu’ils constituent dans la construction d’un destin commun. Ainsi, en considérant la problématique de la culture de l’annulation, trois constats se dégagent: le respect et la reconnaissance de la différence sont devenus des vecteurs majeurs des revendications de la justice sociale et politique, même s’il arrive parfois qu’ils soient instrumentalisés dans certains milieux antiracistes; la justice mémorielle qui pose la question de la réparation en lien avec les rapports historiques de domination; la différence qui a pris une signification éthique à partir de laquelle désormais on revendique l’accès à l’universel.

Ces constats ne permettent cependant pas de justifier la culture de l’annulation ou de faire des injustices historiques la grille de lecture de la vie sociale contemporaine. Nous ne pensons pas que c’est en annulant un spectacle ou en brûlant un livre que nous parviendrons à faire justice de l’irréparable et à favoriser le respect de la différence. Il n’y aura pas de justice sans discernement et sans une relation critique à notre propre histoire et à la différence qu’elle implique. Il n’y a plus possibilité de réparation si les contemporains que nous sommes perdons les traces de l’injustifiable et de l’irréparable. Faire sens de la justice, c’est aussi transformer nos maux en un lieu de mémoire pouvant constituer une barrière contre les violences à venir. 

Politique de l’avenir

Mais l’exigence d’une relation lucide au passé implique aussi de relever les défis du présent, notamment la gestion politique et institutionnelle de la diversité culturelle. Or, si le Québec et la France sont des sociétés multiculturelles, du moins dans les faits, nous constatons un rejet du multiculturalisme au niveau de l’organisation de l’État et de ses politiques. Alors même que certaines injustices et inégalités sont liées au traitement politique et institutionnel de la différence, le Québec et surtout la France semblent vouloir enfermer l’expression des différences dans la sphère privée, car il faudrait préserver la nation et promouvoir l’universel. Notre interrogation ici est la suivante : comment penser ou repenser la nation dans une société multiculturelle? Une interrogation importante dans une société multiculturelle si l’on veut éviter que la critique de la culture de l’annulation ne se traduise pas par une indifférence aux enjeux éthiques et politiques de la diversité culturelle. Car derrière la culture de l’annulation, il peut se loger quelques revendications légitimes en lien avec une « violence symbolique », une inégalité de représentation, une injustice narrative que certaines minorités veulent dénoncer. Quelles formes devraient prendre ces revendications? Comment l’État pourrait-il intégrer dans sa politique d’éducation cette volonté de reconnaissance ? Ce sont là des questions qui ne peuvent être traitées avec sérénité et dans un esprit de collaboration lorsque le multiculturalisme est d’emblée perçu comme une «dérive» idéologique. Le multiculturalisme serait-il imperméable à tout accommodement, toute négociation entre des stratégies de négociation des politiques de la survivance et celles de la reconnaissance de la diversité culturelle?

Notre diversité n’est plus paisible et nous semblons vivre, depuis un moment, dans une solitude des différences, l’absolutisme de nos principes ayant pris le pas sur le travail de réactualisation et de négociation qu’exige la vie en société. Notre défi aujourd’hui est, grâce à l’éducation, de créer des passerelles, de réinventer une nouvelle forme de socialité qui rompt avec l’absolutisme identitaire des uns et des autres et qui permettent ainsi de repenser les fondements politiques et institutionnels du pacte social.