Doit-on contrôler les populations fauniques? 

En annonçant qu’elle allait abattre 17 cerfs de Virginie pour préserver la biodiversité du parc Michel-Chartrand, la Ville de Longueuil a créé un tollé. D’un point de vue écologique, la gestion des populations de différentes espèces est une pratique courante partout dans le monde. Alors qu’il existe un consensus scientifique sur l’utilisation de la gestion des populations pour préserver la biodiversité, c’est sur le plan éthique que le débat fait rage. 


La construction des villes, l’agriculture, la foresterie et le développement industriel ont transformé les écosystèmes, affectant également les espèces animales. Certaines interventions ont fait disparaître des populations entières, alors que certaines espèces arrivent à en tirer profit. Parfois, ces espèces deviennent une nuisance pour les écosystèmes et les gestionnaires de territoire misent alors sur le contrôle des populations animales pour préserver la biodiversité et pour protéger les espèces en péril.

Contrôler les prédateurs du caribou

En Gaspésie, le ministère de la Forêt, de la Faune et des Parcs (MFPP) opère un programme de contrôle des prédateurs du caribou forestier, l’ours et le coyote, depuis 30 ans. Cette pratique a été récemment déployée dans Charlevoix et au Saguenay–Lac-Saint-Jean, en abattant des loups plutôt que des coyotes, pour favoriser le maintien des populations de l’espèce menacée. Le contrôle des prédateurs est aussi pratiqué dans l’Ouest canadien. Cette mesure réduit la pression de prédation, mais elle est toutefois jugée insuffisante pour rétablir les populations, car la cause primaire du déclin est plutôt la perte des vieilles forêts.

Abattre les orignaux trop nombreux

Les orignaux ont été introduits à la fin du 19e siècle à Terre-Neuve. Sans prédateurs pour contrôler leur population, les cervidés se sont multipliés, dévorant toujours plus de pousses d’arbres feuillus et de sapin baumier. Selon Parcs Canada, environ 65 kilomètres carrés de forêts se sont métamorphosés en prés, dans le parc national du Gros-Morne, et 75 % du territoire ne contient plus assez de jeunes arbres pour se régénérer lorsque meurent les arbres matures. Un programme d’abattage d’orignaux a permis de réduire la densité des populations, favorisant la croissance des jeunes arbres. La viande a été donnée à des organismes sans but lucratif et communautaires.

Des cerfs invasifs trop voraces

Un projet similaire a vu le jour dans la réserve du parc national et site du patrimoine Haïda Gwaii Haanas, en Colombie-Britannique, où le cerf à queue noire de Sitka, une espèce envahissante, s’est multiplié en absence de prédateurs, broutant tout sur son passage et faisant disparaître plusieurs plantes et arbres utilisés à des fins médicinales et comme matériau de construction. Les cerfs ont donc été chassés des cinq îles ciblées et leur viande a aussi été offerte à des organismes locaux.

La Ville de Longueuil a bâti un exclos, un endroit grillagé protégé du broutage des cerfs, en 2018. Sur la photo, on peut voir les effets du broutage sur la flore du parc Michel-Chartrand.

Exterminer les poissons pour conserver les espèces indigènes

Dans le parc de la Mauricie, l’équipe de conservation fait un travail de restauration écologique extrême pour rétablir les populations indigènes d’omble de fontaine.

L’équipe capture d’abord les ombles de fontaine résiduels à des fins de reproduction en pisciculture, avant d’exterminer tous les autres poissons, des espèces introduites par les pêcheurs, dans le lac, avec de la roténone. L’équipe détruit ensuite les barrages de draves et elle retire les billots des lacs, avant de réintroduire les ombles de fontaine élevés en pisciculture. Résultat : les écosystèmes ont retrouvé leur intégrité écologique. Ils sont aussi plus stables et plus résilients quant aux changements climatiques, selon Marc-André Valiquette, le biologiste qui coordonne le projet.

Le cas de Longueuil

Dans le parc Michel-Chartrand, à Longueuil, les cerfs de Virginie ont trouvé un secteur calme, sans prédateurs, avec de la nourriture en abondance. La population a augmenté, la nourriture s’est faite de plus en plus rare et la biodiversité a décliné. Devant ce constat, la Ville, suivant les recommandations du MFPP, a décidé d’abattre 17 cerfs, pour réduire la pression de broutage sur l’écosystème. La viande sera offerte à Moisson Rive-Sud et sera distribuée à des gens dans le besoin.

Quelles étaient les autres options ?

La relocalisation des cerfs aurait drastiquement réduit leur espérance de vie, car l’animal ne connaît pas où se trouvent les ressources ni les dangers sur le territoire, souligne Martin-Hugues Saint-Laurent, professeur en biologie à l’Université du Québec à Rimouski.

Dans un projet pilote réalisé à Salt Lake City, plus de 50 % des cerfs sont morts à petit feu après une relocalisation, selon la Ville de Longueuil. « Pour prendre la meilleure décision possible, il faut voir l’image complète », remarque Martin-Hughes Saint-Laurent, qui souligne que près de 50 000 cerfs sont abattus par les chasseurs chaque année.

Dans la réserve du parc national et site du patrimoine Haïda Gwaii Haanas, en Colombie-Britannique, le cerf à queue noire de Sitka, une espèce envahissante, s’est multiplié en absence de prédateurs, broutant tout sur son passage.

S’ils étaient relâchés dans la nature, les cerfs pourraient être un vecteur de dissémination de la maladie de Lyme, ajoute-t-il.

Le Miller Zoo, à Frampton, dans Chaudières-Appalaches, et la Ferme 5 étoiles, à Sacré-Coeur, entre Saguenay et Tadoussac, étaient prêts à accueillir les bêtes, mais cette solution réglerait le problème de manière ponctuelle, car le contrôle de la population de cerfs devra se poursuivre au cours des prochaines années, selon le MFFP.

De plus, les coûts sont élevés pour déplacer des bêtes et il existe des risques de blessures lors du transport sur d’aussi longues distances.

La stérilisation et la contraception des cerfs femelles ont aussi été proposées. À court terme, ces solutions n’auraient pas aidé à rétablir la biodiversité. De plus, le manque de nourriture aurait pu causer une famine, tuant à petit feu toutes les bêtes, explique Martin-Hughes Saint-Laurent. « C’est préférable de valoriser la viande dans des banques alimentaires plutôt que de laisser les animaux mourir d’une mort atroce », estime le biologiste.

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PLUSIEURS PHILOSOPHIES S'AFFRONTENT

Les écosystèmes sont-ils plus importants que la souffrance des individus? Tel est le débat qui fait rage dans les milieux éthiques, pour remplacer la philosophie anthropocentriste, axée sur les besoins de l’humain, qui a mené à l’impasse environnementale dans laquelle nous sommes aujourd’hui. Le Progrès s’est entretenu avec deux éthiciens pour démystifier l’écocentrisme et l’antispécisme.

Les débats éthiques poussent à la réflexion et amènent les individus à se faire une conception plus justifiée de ce qu’ils considèrent comme le bien et le mal, à la lumière des connaissances actuelles, explique Antoine Corriveau-Dussault, professeur au Collège Lionel-Groulx, à Sainte-Thérèse, qui est également détenteur d’un doctorat en éthique de l’environnement.

Par exemple, le mouvement antispéciste, et plus particulièrement les pathocentristes, considère que l’on ne devrait pas infliger de souffrances aux animaux qui ressentent la douleur simplement parce qu’ils appartiennent à une espèce différente. Autrement dit, les individus non humains devraient être traités sur un pied d’égalité avec les individus humains. Ce courant de pensée est adopté par plusieurs personnes qui adoptent un mode de vie végane, en refusant de consommer les produits d’origine animale. 

« L’éthique est importante, parce qu’on ne peut pas répondre à toutes les questions d’un point de vue scientifique, dit-il. Quand on dit que c’est trop cher d’un point de vue pratique, on fait des choix selon les valeurs que l’on priorise. » 

Au-delà de la science, nos valeurs dictent donc nos choix politiques, ajoute M. Corriveau-Dussault.

Même si l’abattage des cerfs à Longueuil permet d’améliorer la situation sur le plan écologique, ce n’est pas acceptable sur le plan moral, estime Valéry Giroux, coordonnatrice du Centre de recherche en éthique de l’Université de Montréal, qui adopte la philosophie antispéciste. Peu importe la situation, on devrait toujours se demander si nous sommes prêts à faire subir le même sort à des humains, affirme-t-elle. 

Selon la philosophie antispéciste, les écosystèmes ou la biodiversité n’ont pas de valeur en soi, mais ils ont plutôt une valeur utilitaire. Même quand des espèces envahissantes causent des ravages, ce courant de pensée refuse d’endosser la perte de vie, car les animaux ne sont pas responsables des erreurs humaines, soutient Valery Giroux. 

Les humains, étant capables de délibérer moralement, ont une responsabilité morale et doivent donc assumer des devoirs moraux, poursuit-elle. Des débats existent pour savoir si l’humain devrait également intervenir dans les milieux naturels pour limiter la souffrance des animaux. 


Dans la réserve de parc national et site du patrimoine Haïda Gwaii Haanas, en Colombie-Britannique, le cerf à queue noire de Sitka, une espèce envahissante, s’est multiplié en absence de prédateurs, broutant tout sur son passage et faisant disparaître plusieurs plantes et arbres utilisés à des fins médicinales et comme matériau de construction. Les cerfs ont donc été chassés des cinq îles ciblées et leur viande a aussi été offerte à des organismes locaux.

Bien qu’il reconnaisse que les antispécistes apportent de solides arguments philosophiques, Antoine Corriveau-Dussault décroche quand on parle d’intervenir dans les milieux naturels, car les prédateurs ne peuvent pas être tenus responsables de leurs actes.  « Ça revient à une question de valeur. » 

Alors que les antispécistes priorisent la réduction de la souffrance, ce dernier favorise la valeur de la santé des écosystèmes.

La philosophie écocentriste, qu’il adopte, réfère plutôt à une perspective holistique, en voyant l’écosystème comme un tout. « La nature mérite d’être protégée pour sa valeur intrinsèque, de manière indépendante de son utilité », soutient Antoine Corriveau-Dussault. 

Intervenir dans la nature pour maintenir les écosystèmes est un constat d’échec, ajoute ce dernier. Préserver la biodiversité par une intervention invasive est un compromis, un pis-aller, qui n’est pas une finalité en soi, car des mesures devraient être prises pour que les écosystèmes puissent évoluer indépendamment, ajoute-t-il, conscient qu’il existe un fossé entre la réalité et l’éthique, qui vise un idéal de ce que l’on devrait faire. 

Ces deux visions sont-elles réconciliables? « Pour se sortir de cette impasse, on peut admettre un pluralisme des valeurs et reconnaître, par exemple, que tous les êtres vivants et même les écosystèmes ont une valeur intrinsèque, mais que les êtres conscients en ont plus », conclut Valéry Giroux.