Chronique|

Ça pourrait être pire

En Syrie, la guerre a fait plus de 350 000 morts en sept ans.

CHRONIQUE / Abdul Alsayed s’ennuyait derrière le comptoir de son restaurant de shish-taouks, encore débordant de poulet, de patates, de taboulé et de sauce à l’ail.


C’était une de ces journées de tempête de neige au printemps. Les clients étaient rares. Un midi tranquille comme au retour des Fêtes, en janvier.

«Oh... mais ça pourrait être pire, m’a dit Abdul. Je viens de raccrocher avec ma sœur, en Syrie. Là-bas, ils s’inquiètent parce qu’il y a des bombes qui tombent...»

Je trouvais la journée moche moi aussi, peut-être à cause de la météo ou de mon reportage qui n’avançait pas comme je voulais. Mais quand j’ai croisé Abdul au resto le midi et que je l’ai entendu parler de la Syrie, j’ai, disons, relativisé les choses...

Dans son pays d’origine, la guerre a fait plus de 350 000 morts en sept ans. Alors, oui, me suis-je dit, il y a bien pire dans la vie qu’une journée de tempête au printemps, même pour un Québécois qui vient de se taper un rude hiver.

Je vous en parle parce que c’est une bonne stratégie, semble-t-il, pour passer à travers les petites et les grandes souffrances quotidiennes : se rappeler que ça pourrait être bien pire.

On entend souvent dire que c’est important de penser positivement, de voir le verre d’eau à moitié plein. Mais on peut aussi faire le contraire. Penser très négativement et se demander comment ça pourrait aller encore plus mal.

Mettons que vous avez une mauvaise journée au bureau. Songez un instant à la possibilité de perdre votre emploi, de devoir en chercher un nouveau, de passer des entrevues, de voir vos revenus diminuer. Il y a de quoi se requinquer.

Ça vous apparaît peut-être tordu comme moyen de se consoler. Je vous l’accorde, ce l’est. Mais étrangement, ça marche pour bien des gens, dont Sheryl Sandberg, la numéro 2 de Facebook et auteure du mégasuccès Lean in, sur l’ambition féminine.

En juin 2015, Mme Sandberg a perdu son mari et père de ses deux enfants, Dave Goldberg. Elle l’a retrouvé mort sur le sol du gym d’un hôtel mexicain où ils passaient leurs vacances. Un problème cardiaque. Il avait 47 ans.

Sheryl Sandberg avait beau être milliardaire, vivre sous le soleil de la Californie et être bien entourée par ses amis et sa famille, son deuil a été très difficile. Elle a pensé qu’elle ne pourrait jamais plus vivre un moment de «pure joie» maintenant que l’amour de sa vie était parti.

«Durant les premiers mois de désespoir, mon instinct me disait d’essayer de trouver des pensées positives», écrit-elle dans Option B, un livre qu’elle a écrit avec le psychologue Adam Grant. «Adam m’a dit le contraire : que c’était une bonne idée de songer à quel point les choses auraient pu aller encore plus mal».

M. Grant, qui est spécialiste de la résilience, lui a alors dit que ses trois enfants auraient pu souffrir de la même malformation cardiaque que leur père. «L’idée que j’aurais pu perdre mes trois enfants aussi ne m’avait jamais effleuré l’esprit, écrit Sheryl Sandberg. Je me suis sentie très reconnaissante qu’ils soient vivants et en santé — et cette gratitude a grignoté un peu de mon deuil.»

Durant les semaines suivantes, Sheryl Sandberg s’est mise à remarquer les bénédictions qu’elle tenait pour acquises. Chaque soir, peu importe comment elle se sentait, elle s’efforçait de trouver quelqu’un ou quelque chose pour lequel elle éprouvait de la gratitude.

Un jour ou l’autre, tout le monde souffre. Rupture, deuil, dépression, maladie, agression, traumatisme, name it. Mais la vie pourrait toujours être plus cruelle. C’est peut-être dans cet espace, entre le pire scénario et la réalité, qu’on peut trouver l’espoir de rebondir.

Ça ne veut pas dire qu’il faut minimiser sa souffrance ou celle des autres. T’as la gastro? T’es chanceux, t’aurais pu avoir la bactérie mangeuse de chair…

L’idée, explique Mme Sandberg, c’est d’élargir le point de vue, de ramener le projecteur sur ce qu’on a plutôt que sur ce qu’on a perdu.

La douleur ne s’évapore pas pour autant. Elle devient juste un peu plus supportable.