Chronique|

Il y a 40 ans, le déclubage

Le chalet de pêche au saumon de Bardsville sur la rivière Sainte-Marguerite est l'un des vestiges des clubs privés de pêche au Québec.

CHRONIQUE / Il y a 40 ans, le 22 décembre 1977, le ministre du Loisir, de la Chasse et de la Pêche du Québec, Yves Duhaime, annonce à l’Assemblée nationale la fin des clubs privés de chasse et de pêche au Québec. C’est ce qu’on a appelé le grand déclubage, l’opération gestion faune qui a donné naissance aux zecs. Il aura fallu attendre un an ou deux de plus pour appliquer la même médecine aux rivières à saumon.


À cette époque, la forêt n’était pas accessible aux Québécois. Nos territoires giboyeux étaient réservés à une poignée d’Américains, à de riches propriétaires de compagnie, dont les compagnies forestières.

Dans l’Album du 25e anniversaire des zecs, on résume la situation ainsi : « À l’origine, plus de 80 % des membres des clubs privés sont anglophones et les rares Canadiens français qui s’y font admettre sont, pour la majorité d’entre eux, issus de professions libérales, du commerce, du monde industriel, en un mot proches du pouvoir politique ».

Privilèges pour privilégiés

Les amateurs de chasse et pêche avaient raison d’être frustrés, car les plus beaux territoires étaient réservés aux riches qui payaient des droits de location au gouvernement sous forme de bail, pour une bouchée de pain, et autorisaient l’accès seulement aux membres de leur club. À certains endroits, il pouvait y avoir un lac par membre et ces individus protégeaient scrupuleusement leur territoire pour interdire à quiconque de le fréquenter.

Les routes d’accès étaient barrées avec des chaînes, et des gardiens de territoire expulsaient quiconque se présentait sur leur territoire. Les Québécois avaient commencé à se révolter au début des années 1970. Dans une émission de Tout le monde en parlait à Radio-Canada, un des opposants de l’époque en Mauricie, Michel Blouin, raconte comment une quarantaine de manifestants ont été arrêtés en pleine forêt, par une chaleur torride, et entassés dans des paniers à salade.

Le ministre de l’époque, Yves Duhaime, raconte dans cette entrevue que des régions comme la Mauricie et le Saguenay-Lac-Saint-Jean étaient « clubées » mur à mur. C’est le livre du journaliste Henri Poupart à l’époque, intitulé Le scandale des clubs privés, qui secoue le monde politique.

Déclubage

En 1970, madame Claire Kirkland-Casgrain est nommée ministre du Tourisme, de la Chasse et de la Pêche pour le gouvernement libéral de Robert Bourassa et lance la création des parcs nationaux, l’ancêtre des réserves fauniques. À cette époque, les libéraux ont commencé à éliminer des clubs privés près des villages, mais ils envisageaient de dédommager financièrement les clubs pour la perte de leurs droits.

C’est finalement le ministre du Parti québécois élu en 1976, Yves Duhaime, qui annoncera la fin des baux de droits exclusifs de chasse et de pêche. Il dira, dans sa déclaration ministérielle du 22 décembre 1977 : « Permettez-moi de souligner que seule l’exclusivité des droits de chasse étant retirée, les propriétaires de chalets, de camps, et d’équipements pourront continuer en toute liberté de jouir de leurs biens là où ils se trouvent ».

Les droits exclusifs ont été abolis, les privilégiés conservaient leur chalet, mais ils ne pouvaient plus empêcher personne d’aller sur leurs lacs pour pêcher ou faire du canot. L’État n’a pas eu à verser des dédommagements à personnes, car les gens pouvaient garder leurs équipements.

Le ministre a annoncé aussi à ce moment que la gestion de territoires fauniques serait confiée à des organismes à but non lucratif pour rendre la forêt accessible à tous. C’est à partir de ce moment que les zecs ont vu le jour.

Sainte-Marguerite-Salmon-Club

Il faut faire un peu d’histoire pour comprendre la grogne des Québécois qui voulaient être « Maître chez nous », aussi dans les forêts. C’est en 1858 que le gouvernement a adopté une loi accordant des droits de pêche qui pouvaient être loués par le ministre pour une période de neuf ans. En 1885, la loi est modifiée pour faciliter la création de clubs privés, des clubs pour la protection du poisson et du gibier.

Le premier club privé en fonction de cet acte est le Sainte-Marguerite-Salmon-Club en 1886, détenu par des Américains. Ce principe de clubs de pêche fait son chemin pendant 60 ans. « En 1899, les clubs privés sont au nombre de 30, en 1914, de 70 et en 1941, de 614. En 1965, il existe plus de 2000 clubs privés au Québec » peut-on lire dans un article signé par Pierre-Louis Lapointe, archiviste au Centre d’archives de Québec. 

Malheureusement, nous avons perdu beaucoup d’histoire au sujet des clubs privés. L’archiviste Pierre-Louis Lapointe nous apprend notamment que : « La recherche en archives, quant à elle, se heurte au désastre d’un incendie survenu le 31 décembre 1981 au Centre de préarchivage du gouvernement à Québec : 6671 boîtes d’archives du ministère du Loisir, de la Chasse et de la Pêche couvrant la période de 1883 à 1981 y sont détruites, dont 992 boîtes se rapportant aux seuls « établissements et territoires », c’est-à-dire aux clubs privés. Heureusement, deux registres concernant les clubs privés et couvrant la période 1919 à 1963 ont été épargnés : on y trouve le montant du loyer payé, la durée du bail, le nombre de membres, la valeur des investissements, le nombre de prises et le nombre d’animaux abattus par espèce ainsi que le nom du secrétaire du club ».

Pêche du printemps 1978

Les archives ont disparu, mais j’ai en mémoire ce printemps de 1978, alors que mes grands frères attendaient avec impatience l’ouverture des chemins pour aller pêcher la truite sur le lac des Brumes, sur les monts Valin, un endroit de pêche extraordinaire réservé exclusivement à des privilégiés du système. Je me rappelle encore les truites mouchetées que j’ai capturées du haut de mes 17 ans. Enfin on pouvait y accéder.

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Bardsville, un vestige des clubs privés

Le chalet de pêche au saumon de Bardsville sur la rivière Sainte-Marguerite représente un des vestiges des clubs privés de pêche au Québec. Sur le site de Patrimoine Québec on nous informe que la Compagnie de la Baie d’Hudson a possédé les droits de pêche sur la rivière Sainte-Marguerite jusqu’en 1859 ou 1860 lorsqu’ils furent acquis par David Edward Price.

Peu de temps après le chalet ancestral a été construit pour loger les Price et leurs invités. Willis Russell, un des amis des Price, séduit par la beauté des lieux a échangé, à une date indéterminée, mais probablement dans le tout début des années 1870, ses droits de coupe de bois contre des droits de pêche des Price sur une section de la rivière Sainte-Marguerite. Il vendit en 1885 la totalité de ses droits de pêche et ses terres dans ce secteur, dont le site de Bardsville, à James Grant de New York, représentant du Sainte-Marguerite-Salmon-Club (premier club privé de pêche au Québec) qu’il fonda cette année-là.

On peut donc penser que le site de Bardsville a fait partie des propriétés du Sainte-Marguerite-Salmon-Club jusqu’au début des années 1930, et que ce club vendit ses propriétés en 1937 à l’Aluminium Company of Canada (Alcan) alors présidée par Ray E. Powell. Devenu la propriété du Club de pêche de Sainte-Marguerite à une date indéterminée, le club céda les terrains et ses bâtiments dans les années 80, pour une somme symbolique, à une régie intermunicipale composée de la municipalité de Sainte-Rose-du-Nord (10%), de la MRC du fjord (30 %) et de la municipalité de Sacré-Coeur (60 %). Le site, qui a été fermé pendant 10 ans, appartient maintenant à la MRC du fjord du Saguenay qui en a fait l’acquisistion en décembre 2012. Le chalet encestral à été rénové à l’été 2017.